D’une petite ville d’Afrique du Sud aux projecteurs des plus grandes maisons d’opéra en passant par les premiers prix des concours de chant les plus prestigieux, l’histoire de Pretty Yende ressemble à un conte de fée. Plus que le hasard ou la magie, une détermination inflexible en est le secret. Un premier album chez Sony Classical intitulé A journey vient raconter ce parcours hors du commun alors que se profile à Paris, du 14 octobre au 16 novembre Lucia di Lammermoor.
Vous avez chanté cet été pour la première fois de votre carrière au Rossini Opera Festival (ndlr : le rôle d’Amira dans Ciro in Babilonia aux côtés d’Ewa Podles).
Oui ; mon rêve est devenu réalité ! Rossini a toujours été mon compositeur porte-bonheur. J’ai fait mes débuts à La Scala avec L’occasione fa il ladro lorsque j’ai intégré l’Académie lyrique en 2010. Mon premier rôle au Metropolitan Opera de New York ainsi qu’au Theater an der Wien a été Adèle dans Le Comte Ory. J’ai aussi chanté Fiorilla (ndlr : Il turco in italia) à Hambourg Et maintenant Amira…Rossini est un compositeur important dans ma carrière.
Qu’avez-vous appris à Pesaro sur le chant rossinien ?
J’ai vraiment senti l’enthousiasme du public, j’ai vibré au diapason des connaisseurs de la musique de Rossini, ici plus qu’ailleurs. Au début, c’était presque intimidant puis je me suis laissée porter par le plaisir de partager cet amour que nous avons en commun pour Rossini.
Et d’un point de vue technique ?
J’avais déjà bénéficié de beaucoup de conseils de la part de beaucoup de chanteurs, notamment Luciana Serra lors de ma formation à l’Académie lyrique de La Scala, ou encore Mirella Freni. J’ai aussi étudié avec Mariella Devia. Avant même d’arriver à Pesaro, j’avais donc une bonne connaissance de ce répertoire. Certaines choses me viennent tellement instinctivement que chanter devient un pur plaisir. Les variations par exemple. Le plus difficile reste le passage du Rossini serio ou Rossini buffo.
Pour une question d’expression ou de technique ?
Les deux. Mais je dois dire que Ciro in Babilonia est assez spécial puisqu’il s’agit du premier opéra sérieux de Rossini (ndlr : si l’on excepte Demetrio e Polibio composé avant Ciro in babilonia mais représenté après). La structure de la partition n’est pas aussi fluide que dans les ouvrages postérieurs.
Une mise en scène originale et assez dense comme celle de Ciro in Babilonia n’est-elle pas un handicap ?
Au contraire, je l’adore. Je crois que je n’ai jamais porté des costumes aussi beaux. Le maquillage, les coiffures m’aident tellement à entrer dans le personnage.
Ils ne sont pas trop lourds ou trop chauds ?
Pas du tout, quoi que, si, un peu chauds… (rires). Mais, c’est un tel plaisir !
Mirella Freni a été la première à vous avoir conseillé d’aborder le répertoire belcantiste.
Elle est si généreuse… Elle m’a aidé à réaliser que je devais construire mon propre parcours sans faire forcément ce que d’autres font. Oui, j’avais la promesse d’une belle voix de soprano lyrique mais chanter trop tôt Mimi et tout ce répertoire l’aurait endommagée. Aussi je le suis reconnaissante de m’avoir engagée à emprunter d’autres chemins. Je devais apprendre à connaître ma voix ; je devais apprendre ce qu’il m’était possible d’oser. Elle a été un exemple merveilleux pour cela.
Au début de votre carrière, il y a la révélation de l’opéra avec le duo de Lakmé. Puis vous êtes parti étudier la musique au Cap…
J’avais auparavant découvert la musique dans les chœurs de mon école. Puis, chaque soir, dans mon enfance, on entonnait un hymne ou un choral avant de se mettre à table. Je pense d’ailleurs que tout a démarré quand ma grand-mère m’a appris à l’âge de 5 ans des chansons zoulous que nous chantions ensemble sur le chemin de l’église. C’est là qu’a débuté ma carrière soliste. Nous ne savions pas qu’elle deviendrait ce qu’elle est aujourd’hui.
A Cape Town, vous avez rencontré Angelo Gobbato, qui est une figure emblématique de l’opéra en Afrique du Sud.
Il était le directeur de l’école de chant mais mon professeur de technique vocale était Virginia Davids.
En quoi alors a consisté l’enseignement d’Angelo Gobbato ?
Il m’a appris la scène. Il m’a aidé à travailler les rôles et réaliser l’importance des mots, au-delà des notes, et par-dessus tout, il m’a aidé à dessiner l’artiste que je voulais être, car nous sommes si nombreux et il y a tellement de compétition… J’avais la passion de la musique ; je pouvais chanter correctement toutes les notes mais il y a dans l’art lyrique, une dimension qui va au-delà du solfège, c’est la manière dont la musique elle-même devient un langage. C’est là qu’est intervenu Angelo Gobbato. Il m’a appris à travailler les sons et utiliser les mots. Etant Italien, il m’a énormément encouragé à apprendre la langue. Je lui répondais « bien sûr, bien sûr, je parle italien » mais en fait je n’étais capable que de prononcer quelques phrases et quand je suis arrivée en Italie, j’ai réalisé combien il était important de parler l’italien, combien cela pouvait changer la manière dont j’interprétais mes rôles.
Mais dans Le Comte Ory par exemple, vous chantiez en français…
Oui, et ma voix adore chanter le français. Je suis tellement pressée de le parler couramment parce que c’est l’une des plus belles langues européennes. Parler et comprendre parfaitement l’italien devraient m’aider à l’apprendre.
En attendant de le parler, comment faites-vous alors pour le chanter correctement ?
J’ai une facilité naturelle pour les langues et un instinct pour les mots. Lorsque je chante, je ne veux pas donner l’impression que j’ai appris le texte mais qu’il vient du plus profond de moi-même. Je traduis donc les paroles du français vers l’anglais puis dans ma langue maternelle qui est le zoulou…
Pour en comprendre le sens ?
Pour trouver aussi ma propre interprétation. Vous savez, il me faut être crédible, que vous puissiez fermer les yeux, ne pas voir que je suis noire et, en m’écoutant, croire que je suis française.
Est-il encore difficile d’être un chanteur noir dans le monde majoritairement blanc de l’opéra ?
Je ne sais pas. D’habitude, je n’aborde pas le sujet. Nous vivons dans un monde où si nous continuons à parler de cette question de manière négative, elle continuera de nous diviser. Je dois être reconnaissante des opportunités qui m’ont été offertes, non en raison de la couleur de ma peau, mais de ma voix, et au-delà, de mon âme. Difficile ? Je ne sais pas. J’ai dû choisir de ne pas voir les difficultés pour rendre mon parcours plus facile. Si je me concentre toujours sur les choses qui ne m’aident pas, je ne survivrai pas.
Vous êtes un exemple pour vos compatriotes. Comment expliquez-vous l’émergence d’une génération de jeunes chanteurs sud-africains actuellement ?
C’est le bon moment. Auparavant, beaucoup de nos talents étaient déjà là mais l’opportunité ne leur était pas donnée de se réaliser, à cause de l’apartheid. Si mon école avait enseigné la musique, cela m’aurait aidé. La libération de Nelson Mandela nous a libérés. Je pense que l’un des dons de notre pays est le chant. Durant tous nos combats, nous n’avons jamais cessé de chanter. C’est ce don qu’il faut encourager et soutenir. Les barrières sont désormais tombées et, avec les moyens de transport dont nous disposons aujourd’hui, notre monde est devenu si petit. Quelques heures seulement séparent l’Afrique du Sud de l’Europe et des États-Unis. Je suis vraiment excitée à l’idée de vivre les dix prochaines années car nous avons un nombre incroyable de talents et toutes les conditions sont réunies pour qu’ils émergent.
J’étais en Afrique du Sud au début de l’été pour la finale du concours du Belvedere que vous avez remporté en 2009…
Oui, un premier rêve s’est réalisé à ce moment-là parce que j’étais impatiente que le monde me découvre et c’est arrivé avec le Belvedere…
… et j’ai été surpris de découvrir tous ces chanteurs, leur formidable énergie ainsi que la jeunesse enthousiaste du public.
Oui (sourire rêveur).
Votre premier album chez Sony est annoncé le 16 septembre en France…
…et dans le monde entier au même moment. Mais il peut déjà être commandé sur des plateformes comme iTunes ou Spotify. C’est fou de voir mon visage sur la pochette et de me dire « je suis cette fille ! ».
En avez-vous décidé le programme seule ?
Cela a été une décision collective de la « Pretty army » – mon professeur de chant, les personnes qui m’accompagnent depuis mes débuts, l’équipe de Sony Classical sont les soldats de cette « Pretty army ». Nous avons collectivement décidé de choisir les moments clés de mon parcours. Il n’a pas été possible de tous les faire figurer au sein de cet album. Nous avons été obligés de couper parce que le programme aurait été trop long mais nous avons retenu les plus significatifs.
Le principe est de donner une idée de votre répertoire d’hier, d’aujourd’hui et de demain ?
C’est plutôt l’histoire de mon parcours, de ma découverte du chant à Piet Retief (ndlr : la ville natale de Pretty Yende, située dans la province du Mpumalanga au sud-est du Transvaal, à proximité du Swaziland) jusqu’à mes débuts sur les plus grandes scènes internationales – La Scala, le Metropolitan… – en passant par les concours – le Belvedere, Operalia… Le plus important est de raconter l’évolution de ma voix, de montrer comment elle évolue et tout ce que nous avons déjà réalisé.
A ce propos, êtes-vous parfois effrayée ou prise de vertige face à tout ce que vous avez déjà accompli en si peu de temps ?
Je dois choisir d’être heureuse ; la peur est un piège. Tout ce qui m’est arrivé me semble naturel. Les choses ne m’ont pas semblé aller si vite, parce que chanter a toujours été mon objectif. Quand les opportunités se sont présentées, j’étais prête.
En vous écoutant, on a l’impression que tout est dans le mental…
Absolument. Quand vous avez le mental, vous avez tout. J’ai eu la chance de naître dans une famille qui allait à l’église. Je suis chrétienne et cela m’aide à agir sur mes pensées parce que mes pensées peuvent m’aider ou, au contraire, me couper les ailes ! Et dans ce métier, il est si important d’être maître de son esprit, parce qu’il y a tellement d’obstacles et si vous n’êtes pas solidement arrimé au sol, vous pouvez vous perdre en route ou avoir peur. Et cette peur devient votre prison alors qu’il vous faut être mentalement libre.
Pour chasser le trac, vous priez ?
Je commence par pleurer. J’appelle tout le monde, je geins et après… Je prie ; je prie beaucoup. Spécialement, avant chaque représentation, je dois prier parce que je dois dire les mots qui m’aideront à réussir ce que dois faire. J’ai des amis qui prient avec moi, ma mère prie toujours pour moi…
Vous êtes connectée…
Oui, beaucoup. Ça aide, ça n’élimine pas la peur et les angoisses de la vie qui font partie de tout être humain mais croire et avoir des pensées positives aident à chasser tout ce qu’engendre la pression.
Quand vous êtes sur scène, sentez-vous encore cette pression ?
J’ai appris que je ne dois pas être nerveuse ou apeurée. Je ne dois pas me permettre de l’être. J’ai appris à gérer mon mental, à me conditionner en disant « non, je ne dois pas avoir peur ». Cela m’aide à avoir confiance et à grandir. Et je dois dire que cette production de Ciro in Babilonia, avec la pression d’une prise de rôle à Pesaro, dans la ville natale de Rossini, m’a aidé à me forger un mental d’acier.
Dans Ciro in Babilonia, vous chantez au Teatro Rossini qui est un petit théâtre de 800 places alors qu’en octobre, vous allez chanter Lucia di Lammermoor à l’Opéra Bastille une salle trois fois plus grande. Cela influe-t-il sur votre manière de chanter ?
Techniquement, cela ne devrait pas avoir d’influence car si votre voix est correctement placée, la taille du théâtre ne doit pas changer votre manière de chanter. Mais dans une salle plus grande, vous cherchez instinctivement à projeter davantage le son, ce qui ne devrait pas être. J’ai appris des chanteurs dont je parlais au début de notre entretien qu’en faisant confiance à ma technique, chanter dans un théâtre plus ou moins grand ne doit pas influer sur la qualité de mon chant. Evidemment, je peux jouer davantage avec les couleurs dans une salle plus petite mais l’acoustique a aussi un rôle déterminant.
L’Opéra Bastille n’est pas réputé pour la qualité de son acoustique et pourtant les chanteurs disent s’y sentir à l’aise.
Absolument, j’ai été surprise. Je suis allé voir Tannhäuser quelques années avant de chanter Rosina (ndlr : Il Barbiere di Siviglia en janvier 2016), et quand je me suis retrouvé en début d’année sur cette même scène, je n’ai pas ressenti l’impression de grandeur écrasante que j’avais eue dans la salle.
Vous allez donc chanter Lucia à Paris.
Ce sera la quatrième fois que j’interprète le rôle : la première fois, en version de concert, au Cape Town Opera en 2013 ; deux fois ensuite au Deutsche Oper Berlin.
Avant d’aborder un rôle comme Lucia, écoutez-vous les chanteurs qui ont marqué le rôle ou essayez-vous de tout oublier pour trouver votre propre interprétation ?
C’est impossible d’ignorer le passé. Une des choses les plus importantes dans cette carrière est de se tenir au courant du passé, du présent et du futur et décider où vous situer vous-même. Avec un rôle comme Lucia, je dois d’abord travailler, travailler beaucoup afin de me convaincre moi-même que je peux le chanter…
Vous convaincre que vous êtes capable techniquement de le chanter ou scéniquement d’interpréter un rôle aussi éloigné de votre personnalité ?
Un peu des deux. Essayer de trouver dans la partition les raisons psychologiques de cette folie. La folie n’a aucun sens, qu’est-ce que la folie ? Pour moi, il s’agit d’une fuite, d’une volonté d’échapper à un monde obscur…
Avez-vous lu Walter Scott ?
Je l’ai lu, si compliqué soit-il. J’ai parfois dû me raccrocher à la musique lorsque je ne voyais pas la correspondance avec le livret en raison de la complexité de l’écriture. J’ai dû relire certains passages plusieurs fois mais c’est tellement bien écrit !
De quel rôle à l’opéra vous sentez-vous la plus proche ?
C’est un peu difficile parce que je me retrouve un peu dans chacun d’entre eux mais ce que j’apprécie chez toutes ces femmes que j’interprète, c’est leur force, le courage d’affirmer ce qu’elles veulent.
Vous ne diriez pas alors comme Catherine Clément que l’opéra est la défaite des femmes ?
N’est-ce pas la manière d’assumer leur sensibilité qu’on prend pour de la faiblesse ? Je ne sais pas…
A la fin de la représentation, ce sont souvent elles qu’on acclame.
Oui, parce qu’elles apportent la lumière dans l’opéra alors que les hommes, eux, combattent.
C’est ainsi que sont nées les divas. Avez-vous l’impression d’être une diva ?
Diva au sens de prima donna sur une scène d’opéra le temps d’une représentation, oui. Mais diva à la manière où on l’entend communément : capricieuse, hystérique, exigeante : non. Si je choisissais de faire la diva, je ferais fausse route. Quand vous êtes chanteuse, vous devez être la servante de la musique et du texte, vous devez donner naissance à des personnages qui n’existent pas. Sur scène, vous êtes la diva mais une fois le rideau tombé, vous descendez de votre piédestal, vous avez juste partagé un beau moment d’émotion avec le public.
Propos recueillis à Pesaro le 18 août 2016