A partir du 5 mars, la Péniche Opéra propose une nouvelle création lyrique, 100 Miniatures, sur des textes de Philippe Minyana. La musique en est due au compositeur Bruno Gillet (né en 1936). Rencontre en cinq questions.
Pourquoi avez-vous choisi le texte de Philippe Minyana ?
J’aime et admire profondément depuis des années les textes de Philippe Minyana. Lorsque j’ai pris contact avec lui, vers 2009, c’était pour lui demander un texte destiné à une pièce pour ensemble vocal a cappella, du type Janequin ou Berio (par exemple dans les Cries of London) ; une œuvre pour le concert, donc, et nullement un opéra. Il n’avait rien d’assez court… À défaut, il m’a envoyé le texte de 100. Après avoir longuement hésité devant le lourd travail qui m’attendait, j’ai cédé au charme de ce texte magnifique et décidé d’en faire non un opéra au sens traditionnel du mot, pour lequel je n’ai aucun goût, mais un « mélodrame », selon un terme devenu ambigu mais qui, au sens strict, désigne une récitation accompagnée de musique. La solution de l’opéra, où des personnages s’expriment au travers du chant, était d’ailleurs intenable, puisque dans 100, nous ne connaissons les personnages qu’à travers le récit d’un narrateur, comme dans l’oratorio…
Cela dit, le texte de 100 appelait-il forcément de la musique ? Évidemment non, puisque l’écriture de Philippe Minyana est déjà extrêmement musicale, que la musique des mots, « le bruit qu’ils font » comme dit Alain Françon, semble même être un des moteurs principaux chez lui de l’acte d’écrire. Pour un compositeur, il ne pouvait s’agir, donc, de violer un territoire vierge, mais plutôt d’offrir à la musique des mots, déjà présente, l’hommage d’un contrepoint instrumental aussi discret que possible, chargé en outre de prolonger au maximum les espaces, blancs sur le papier, qui séparent les « brèves » les unes des autres ; de prolonger ainsi chez l’auditeur l’écho des mots, dans le mutisme qui les suit, comme un souvenir « médité » de ce qui vient d’être dit.
Il s’agit quand même d’une partition où le chant a sa place ?
Certes on chante aussi dans 100 miniatures, mais très peu, et jamais à la manière « lyrique » comme dans l’opéra où le chant a pour rôle d’amplifier l’émotion contenue dans les mots. Dans mon projet d’origine, les interventions chantées – totalement indépendantes du jeu parlé de deux acteurs – devaient être confiées à un quatuor vocal, chargé seulement d’énoncer, presque de psalmodier, immobile derrière des pupitres, des informations d’ordre purement factuel : des noms propres, des noms de lieu, l’heure qu’il est, le temps qu’il fait, des publicités, des recettes de cuisine etc. Rien en somme de subjectif ou de personnel qui puisse prêter au lyrisme.
Le travail récent de Mireille Larroche, mobilisant seulement quatre acteurs chantant et parlant, m’a montré que – loin de la solution « oratorio » – une incarnation des personnages évoqués était également possible, moyennant l’insertion extrêmement rapide de propos à la première personne dans le discours d’un narrateur. Ce jeu de ping-pong extrêmement virtuose ne manque pas de charme, et la musique, telle qu’elle est écrite, ne saurait en être affectée.
Après avoir composé des opéras d’après Jarry, Calvino ou Perec, vous travaillez sur le texte d’un auteur vivant. Cela a-t-il changé votre façon de composer ?
Je peux assurer que Italo Calvino et Georges Perec étaient bien vivants quand j’ai travaillé avec eux ! Avec Calvino, ce fut d’abord un vrai opéra, Il visconte dimezzato, (avec airs et récitatifs…) récompensé et représenté à Monaco en 1963, mais écrit entre dix-huit et vingt ans : un travail d’adolescent encore très impersonnel. Comme nous restâmes jusqu’à sa mort très amis, je fis plus tard, en 1977, une sorte d’oratorio d’après Les Villes invisibles destiné à la radio, où le texte parlé tenait le rôle principal.
Quant à Georges Perec, c’est à ma demande qu’il écrivit en 1972 le texte de Diminuendo, un très court opéra de chambre (conversation à deux personnages) qui malgré la différence de style – la discipline sérielle m’influençait alors beaucoup – offre pas mal de ressemblance, sinon de complémentarité, avec 100 miniatures, puisque l’ouvrage le plus ancien parle très clairement des riches de l’époque, et 100 miniatures des pauvres d’aujourd’hui.
Enfin les textes de Patrizia Buzzi (Scherzo) et de Florence Delay (L’Ondine dans son étang, une longue ballade pour une seule cantatrice), ont été écrits à ma demande. Comme on le voit (mise à part une quasi-opérette d’après Le Surmâle de Jarry adaptée par Marcel Bozonnet), j’ai fréquenté plutôt des vivants.
Les miniatures de Philippe Minyana sont très inscrites dans une certaine réalité sociale. En quoi cela vous a-t-il influencé ?
Je pense et j’espère que la musique de 100 miniatures ne véhicule aucune image sonore de type populiste ou misérabiliste : ce serait certainement indécent aux yeux de Philippe Minyana, qui parle toujours de la « condition humaine » dans ce qu’elle a de plus général, quelle que soit la manière dont en parlent ses personnages… sans le savoir.
Le choix de ces cent paragraphes est-il pour vous une manière de revendiquer un certain éclatement de la forme, contre l’opéra plus traditionnel, avec personnages, et intrigue plus ou moins cohérente ?
La mise en scène de personnages typés au sein d’une intrigue cohérente ne saurait suffire à définir le genre opéra, qui est lié principalement à des rapports spéciaux, d’ordre psychologique, entre les mots et le chant, et non à un déroulement particulier du temps. À mon âge, une nouvelle aventure avec le théâtre n’est plus envisageable, d’autres domaines musicaux m’attirant davantage ; mais il est sûr que la perspective d’un scénario où le temps serait éclaté et les événements sans rapport évident les uns avec les autres, porteur d’une vision globale de la vie, m’intéresserait plus que la conduite linéaire d’une « histoire ».
Propos recueillis le 28 février 2015
100 miniatures, mise en scène de Mireille Larroche, Edwige Bourdy, Christophe Crapez, Paul-Alexandre Dubois, Eléonore Pancrazi et l’Ensemble 2e2m.
Représentations au Vingtième Théâtre, à Paris, du 5 au 15 mars, puis du 27 mars au 19 avril 2014, puis au Théâtre Jean-Vilar de Vitry-sur-Seine, les 9 mai et 10 mai.