Longtemps supplanté par son épigone verdien, l’Otello de Rossini refait surface. La preuve : on pourra l’applaudir au moins deux fois cette saison, au Vlaamse Opera puis au Théâtre des Champs-Elysées, et l’Avant-Scène Opéra lui consacre son 278e numéro. Nous en avons extraits cinq points que nous estimons clés pour approfondir ses connaissances, se préparer aux prochaines représentations et faire son petit effet dans les dîners en ville.
1 – Un opéra napolitain
Dix-neuvième opéra de Rossini (qui en composa au total une petite quarantaine), Otello appartient à une période féconde de la carrière du compositeur, alors âgé de 24 ans et déjà célèbre. Représenté la première fois le 4 décembre 1816 avec succès, ce dramma per musica est pratiquement contemporain du Barbier de Séville, créé à Rome quelques mois auparavant (février 1816). Il vient juste après Elisabetta Régina d’Inghilterra dans la liste des opéras dits napolitains* en référence à leur lieu de création (dont est exclue La Gazzetta bien que créée à Naples en 1816 car il ne s’agit pas d’un ouvrage seria). Sous l’influence de chanteurs exceptionnels (dont Isabella Colbran que Rossini épousera en 1822) et d’un des orchestres les plus importants de la péninsule, ces opéras rivalisent d’innovation mais aussi de difficulté. Otello n’échappe pas à la règle. Au contraire.
* Elisabetta Régina d’Inghilterra (1815), Otello (1816), Armida (1817), Mosè in Egitto (1818), Ricciardo e Zoraide (1818), Ermione (1819) , La Donna del Lago (1819), Maometto II (1820), Zelmira (1822)
2 – Un livret original pour l’époque
Si Shakespeare semble aujourd’hui couler de source, comme il le semblera trente ans plus tard quand Verdi entreprendra Macbeth, le choix d’une pièce du dramaturge britannique pour livret d’opéra n’était pas si évident au début du XIXe siècle. A cette option originale s’ajoute la collaboration avec un librettiste amateur bien que reconnu dans les milieux intellectuels napolitains : le marquis Francesco Maria Berio di Salsa (1765-1820). Est-ce sous son impulsion qu’Otello se démarque des conventions dramaturgiques de l’époque : trois actes et une fin tragique, une première pour un opéra de Rossini si l’on excepte Tancredi dans sa version de Ferrare ? Pour la première fois aussi, la passion à l’opéra est envisagée sous un angle plus réaliste et plus tumultueux, déjà romantique. Si le succès est au rendez-vous, un tel parti-pris ne fera pas l’unanimité. « On a massacré notre Othello pour en faire un opéra », déplora Byron en 1818, « la musique est belle mais lugubre ». Rossini, lui, semble avoir apprécié la collaboration avec Berio. Il fera même de nouveau appel à ses talents deux ans plus tard pour le livret de Ricciardo et Zoraide.
3 – Romantisme, nous voilà
Ce romantisme induit par le livret va inspirer à Rossini une écriture novatrice qui privilégie le fond à la forme. Le troisième acte, par la continuité de son discours et par l’absence de numéros au schéma préétabli, – une approche totalement nouvelle à l’époque – suffit à la démonstration. Mais nombreux sont aussi les écarts stylistiques dans les deux actes précédents, à première vue pourtant plus conformes à la tradition. Ainsi « Ah ! si, per voi già sento », l’aria di sortita d’Otello (attention, faux ami, l’aria di sortita est en fait un air d’entrée), s’avère plus complexe que ne semble le laisser paraître son aspect tripartite (cantabile – mouvement initial lent –, tempo di mezzo – mouvement transitoire souvent dialoguant –, cabaletta – mouvement conclusif rapide). L’incursion de Iago dans la première section suggère une aria con pertichini (air avec courtes interventions d’autres solistes), tandis que les répliques du sénateur et du peuple donnent carrément au numéro la dimension d’un ensemble. D’une manière générale, le nombre restreint d’airs, l’abandon du recitativo secco font partie des éléments innovants de l’œuvre, le plus surprenant – et le plus frustrant ! – d’entre eux restant l’absence de duo d’amour.
4 – Un opéra de ténors
Avec un siècle et demi d’avance sur Luciano Pavarotti, Placido Domingo et José Carreras, Otello réunit trois ténors sur le devant de la même scène. Aucun opéra n’avait jusqu’alors osé pareille configuration. Rossini fut guidé dans ce choix par les artistes exceptionnels dont Naples se prévalait à l’époque. Bien que jouant dans la même catégorie, Andrea Nozzari et Giovanni David, créateurs respectivement des rôles d’Otello et de Rodrigo, disposaient d’une vocalité suffisamment différentiée pour que la conjonction de leurs timbres ne semble pléonastique. A tessiture et ambitus équivalents (du la grave au contre-ré pour Otello et du ré grave au contre-ré pour Rodrigo), le premier, baritenore, se caractérise par la couleur sombre, l’accent martial et l’héroïsme tandis que le second, contraltino, plus léger et plus brillant, s’épanouit davantage sur les cimes de la portée dans un feu d’artifice de vocalises. Achille et Patrocle en quelque sorte ou Depardieu et Dewaere, si tant est que l’on puisse comparer Otello et Les Valseuses. A ce binôme antagoniste, il faut ajouter Iago dont l’écriture grave – âme noire oblige – montre qu’il est tout sauf un comprimario, avec lui aussi un minimum d’agilité requise et une largeur suffisante pour pouvoir déambuler entre le do# grave et le contre-si b. Maria Malibran aura beau s’emparer plus tard du rôle-titre. Avec Otello, le ténor poursuit sa conquête de la position de primo uomo laissée vacante par la disparition des castrats et investie alors par le contralto féminin (conférer Tancredi du même Rossini ou, dernier avatar du procédé, Romeo dans I Capuleti e i Montecchi de Bellini.). Pour enfoncer le clou, signalons qu’aux trois rôles susnommés s’ajoutent en arrière-plan Le Doge, le Gondolier et Lucio, portant à six le nombre de ténors sur les neuf solistes requis. Seule Armida, un an plus tard, fera davantage.
5 – La jalousie reléguée au second plan
Otello, drame de la jalousie ? Pas forcément. Si le poison qu’insuffle Iago dans l’esprit du Maure sert de ressort dramatique à l’opéra de Verdi conformément à la pièce de Shakespeare, le dramma per musica de Rossini semble négliger cette dimension passionnelle. Le rôle de Iago est d’ailleurs moins prépondérant. Il disparaît définitivement au milieu de l’opéra et le mouchoir qu’il agite est remplacé ici par une lettre et une mèche de cheveu, procédé autrement moins insidieux et subtil. La haine que voue Elmiro, le père de Desdemona, à Otello suffirait presque à justifier le drame. La raison d’une telle aversion ? La nationalité étrangère du capitaine des armées que trahit la couleur sombre de sa peau. Plus que la jalousie, le racisme est donc un des principaux thèmes de l’Otello de Rossini. Le sujet n’ayant malheureusement rien perdu de son actualité, Patrice Caurier et Moshe Leiser en ont fait la pierre de touche de leur mise en scène déjà présentée à Zurich en 2012 (et jugée à l’époque convaincante par Jean-Philippe Thiellay), à voir ou revoir à Anvers en février, à Gand en mars puis à Paris en avril.