Il est des semaines qui commencent plus mal que d’autres. En ce lundi gris et pluvieux de janvier, l’annonce de la disparition, à 80 ans, de Claudio Abbado a été ressentie comme un choc par tous les mélomanes, et en particulier par les amateurs d’art lyrique. L’émotion que soulève cette nouvelle dit de manière éloquente la stature de celui qui vient de nous quitter. Élégance suprême : Abbado aura attendu pour rendre l’âme que soit achevée l’année du bicentenaire Verdi, comme pour ne pas l’assombrir.
On le savait malade, depuis 2000. Sa disparition avait été, alors, annoncée comme imminente. Et puis on l’avait vu revenir sur les estrades et dans les fosses, amaigri, fatigué, mais toujours là, comme recentré sur l’essentiel. Durant ces quatorze années volées à la maladie, on l’avait vu progressivement enchaîner les projets, les concerts, on l’avait vu renaître à la vie après avoir frôlé la mort. Et l’on s’était dit qu’il était revenu pour de bon. Peut-être avait t-on fini par le croire immortel. Aujourd’hui, avec tous ceux que réunit l’amour de la musique, on se sent, comme Verdi apprenant la mort de Wagner, « triste, triste, triste ».
Revenir sur les plus de 50 ans de carrière de Claudio Abbado, c’est évoquer quelques-unes des plus belles pages de la vie musicale occidentale. C’est aussi évoquer le destin d’un artiste engagé, dans le sens le plus noble du terme, qui n’eut de cesse que de faire sortir la musique dite classique de la tour d’ivoire où, par commodité autant que par conviction, on la relègue trop souvent.
Les principales étapes du parcours de Claudio Abbado sont bien connues. On pourrait, sans prétention à l’exhaustivité, schématiquement le diviser en trois grandes périodes.
La première période, très italienne, va des débuts d’Abbado à la fin des années 50 jusqu’au terme de son mandat à la tête de l’institution scaligère, en 1986. Révérence gardée pour ses successeurs Riccardo Muti et Daniel Barenboïm, il n’est pas erroné de considérer l’ère Abbado (de 1968 à 1986) comme un second âge d’or pour la Scala. C’est notamment l’époque des productions verdiennes légendaires, en tête desquelles on placera sans hésiter Macbeth (1975) et Simon Boccanegra (1973), bénéficiant des mises en scène de Giorgio Strehler, et de distributions inapprochables. Heureusement captées par les micros de Deutsche Grammophon, ces deux productions, étonnamment modernes par leur approche, trônent depuis plus de 30 ans au sommet de la discographie et ne sont pas près d’en être chassées. À la Scala déjà, mais aussi au concert, Abbado se distingue très tôt par sa volonté obstinée de promouvoir et de faire connaître la musique contemporaine : on ne dira jamais assez ce qu’on lui doit dans la découverte de compositeurs comme Nono (son ami, dont il crée à la Scala Au grand soleil d’amour chargé en 1975, mais aussi Prométhée, en 1985), Kurtag, Berg, Stockhausen et tant d’autres…
La deuxième période de sa carrière voit Claudio Abbado déplacer le centre de gravité de son activité vers la sphère germanique : elle court de sa nomination à la tête de l’Opéra de Vienne, en 1986 ; à la fin de son mandat à la tête de l’Orchestre philharmonique de Berlin en 2002.
L’expérience viennoise ne fut pas la plus heureuse de la carrière d’Abbado. Sans doute ses choix musicaux furent-ils trop novateurs : Le Voyage à Reims, Khovantschina, Wozzeck, Fierrabras, Der Ferne Klang… Tout cela, confié qui plus est à des metteurs en scène plutôt avant-gardistes : c’en était trop pour le public viennois, foncièrement conservateur.
On se souvient du coup de tonnerre qu’a été la désignation d’Abbado à Berlin, en 1989, pour succéder à Karajan, qui régnait depuis plus de trois décennies sur la vie musicale berlinoise, européenne, mondiale. Pour remplacer l’autocrate génial et sortir d’une ère de pétrification, les musiciens de l’orchestre philharmonique ont eu alors l’intelligence de faire le pari de la novation : premier non Allemand désigné à la tête de la phalange berlinoise, Abbado y fit, pendant les 12 ans de son mandat, souffler un air de modernité, en ouvrant l’orchestre à de nouveaux répertoires, déplaçant le centre de gravité de son activité du XIXe vers le XXe siècle. Il sut aussi en faire évoluer le son : plus de transparence, moins d’hédonisme. Il sut entraîner l’orchestre vers de nouveaux publics, en en démocratisant l’accès. Cela ne fut pas sans susciter des crispations, des incompréhensions au sein d’une institution elle aussi conservatrice, surtout au début, mais petit à petit, la patte d’Abbado sut s’imposer avec la force de l’évidence. Économe en paroles pendant les répétitions (à l’encontre d’un certain cliché concernant les chefs italiens), économe en gestes pendant les concerts, Abbado fascinait — on peut en témoigner — par l’élégance de sa direction tout comme par l’intensité de son regard. A Berlin (comme à Salzbourg), Abbado n’oublia pas l’opéra, qu’il continuait à diriger à la Philharmonie en versions de concert, à raison d’un concert par an : Le Voyage à Reims, Simon Boccanegra, Wozzeck, Fierrabras, Boris Godounov, encore et toujours, mais aussi Elektra, Otello, Parsifal, Tristan et Isolde. On garde en particulier de ce Tristan de novembre 1998 un souvenir intact et intense, tant la prestation orchestrale y fut magistrale, ensorcelante de pure beauté (la harpe onirique de Marie-Pierre Langlamet pendant les appels de Brangäne !) et magique de transparence, servie par l’acoustique prodigieuse de la Philharmonie et une distribution in excelsis.
Au cours de la troisième période de sa vie professionnelle, qu’il savait être la dernière, Claudio Abbado a choisi de ne pas être attaché à une institution, si prestigieuse soit-elle, mais de se recentrer sur ce qui lui tenait à cœur, à commencer par la transmission. Il aurait pu prolonger son mandat à Berlin, qui ne demandait que ça : il ne l’a pas souhaité, interrompant ainsi une tradition non écrite qui voulait que l’on mourût à ce poste. Autre manifestation spectaculaire de son refus des conventions et des habitudes.
Créer puis diriger l’Orchestre du festival de Lucerne, l’Orchestre de chambre Mahler, l’Orchestre Mozart de Bologne ou l’Orchestre de chambre européen, composés de jeunes musiciens, étudiants, amis, professeurs, réunis par la seule joie de jouer ensemble, procurait à Abbado une jouvence miraculeuse qui effaçait les années et les stigmates de la maladie. Les solistes les plus prestigieux se pressaient pour retrouver parmi les pupitres le contact du vieux maître et faire vivre ainsi en Bach, Bruckner ou Beethoven une sorte d’utopie de la musique. Sans surprise, les formations ainsi créées atteignaient presque immédiatement l’excellence. Abbado aurait pu se glisser confortablement dans le système des grands orchestres, qui se battaient pour l’avoir : il y aurait été plus que légitime. Au lieu de cela, il a préféré sans cesse créer, risquer, tenter de nouvelles expériences, nées de ses constats — lucides et critiques — sur les limites de ce système, dont il était devenu une des vitrines donnant ainsi une leçon d’humilité, qui le différencie radicalement de tant de stars de la baguette. Quel plus bel exemple de volonté et de courage que de vouloir sans cesse mettre en pratique ce en quoi l’on croit ?
Toujours ouvert aux évolutions de la pratique musicale, jusqu’à son âge le plus avancé, Abbado sut intégrer (on n’a pas écrit : copier ou singer) les apports les moins contestables de la vague baroqueuse en proposant (notamment chez Bach, Mozart ou Beethoven) des lectures allégées à effectifs réduits.
Ce rapide aperçu donne l’idée de ce que fut Abbado comme musicien : un grand, parmi les plus grands. Mais n’évoquer que la dimension strictement musicale de la vie de Claudio Abbado ne serait pas lui rendre justice. D’où vient en effet que sa disparition trouve écho au-delà du cercle habituel et restreint des mélomanes avertis ?
Sans doute est-ce lié au fait qu’Abbado était un des rares chefs à savoir penser au-delà de la musique, un authentique intellectuel, capable de programmer à Berlin des concerts composés d’œuvres tournant autour des poèmes de Hölderlin, tout simplement parce qu’il connaissait intimement ces poèmes et les révérait. C’est parce qu’il avait cette carrure intellectuelle peu commune, mais aussi parce qu’il était mû par de profondes convictions politiques (qu’il partageait notamment avec ses plus proches amis, Maurizio Pollini et Luigi Nono) qu’Abbado a su entraîner une Italie musicale restée prisonnière du XVIIIe siècle vers la modernité. C’est grâce à la force de sa culture et de ses convictions qu’il a su, certes avec retard, insuffler un peu de l’esprit de 68 au sein de l’Orchestre philharmonique de Berlin, qui en était furieusement éloigné et qu’il a réussi à littéralement refonder (notamment à travers une politique de recrutement audacieuse et payante) un orchestre qui s’était progressivement abîmé dans une impasse mortifère, lui permettant ainsi de conserver sa place dans l’élite musicale.
Oui vraiment, Abbado, à l’égal de Bernstein, mais dans un registre différent, faisait partie de ces trop rares chefs capables de penser à autre chose qu’à eux-mêmes et à la musique. Lui, le fils de bonne famille, a toujours été convaincu que la musique devait être partage : il a su utiliser les tribunes les plus prestigieuses pour mettre en pratique cette conviction. Avec Claudio Abbado, c’est donc bien plus qu’un grand chef qui disparaît : c’est une conscience de la musique.