Verdi et Wagner sur le ring : quel soprano l’emporte ?
par Antoine Brunetto
Dans tout combat l’une des clefs de victoire est la connaissance de l’adversaire. Or quel que soit le camp choisi, nous voilà perplexe : qu’appelle-t-on soprano wagnérien ? Et soprano verdien ? D’autant que les deux compositeurs semblent avoir pris un malin plaisir à brouiller les cartes. Face à une notion aussi malléable que protéiforme, évitons l’attaque frontale qui s’avèrerait suicidaire. Multiplions plutôt les échauffourées afin d’évaluer les forces en présence.
L’impasse empirique
Cette première approche pose plus de questions qu’elle n’en résout. Qu’y a-t-il en effet de commun entre une Aida et une Gilda ou, de l’autre côté du Rhin entre une Isolde et une Elsa ?
Lorsqu’on évoque le soprano verdien, vient en effet immédiatement à l’esprit le soprano lirico spinto de Leonora de La Force du destin ou d’Aida dont le timbre plutôt sombre avec un registre aigu étendu, conjugué à une certaine puissance permet de traverser un orchestre fourni. Pour autant peut-on occulter les soprani véhéments (mais encore baignés de bel canto) du début de carrière (on pense à Abigaille de Nabucco ou Lucrezia d’I due Foscari notamment) ou les plus légers (Gilda mais surtout Amalia d’I Masnadieri écrit pour Jenny Lind, le rossignol suédois) ?
Chez Wagner, des réflexions similaires peuvent être menées, une typologie usuelle séparant le soprano wagnérien entre les blondes, plus pures, plus élégiaques (Elsa von Brabant de Lohengrin ou Elisabeth de Tannhäuser par exemple) face aux brunes, dramatiques, plus puissantes, plus sombres de timbre (dont Brünnhilde serait l’archétype).
Et après ? Nous voilà peu avancé. Tentons d’autres manœuvres.
L’approche statistique : une première piste
Intéressons-nous aux muses qui ont inspiré nos deux génies, et plus particulièrement à ces chanteuses qui ont créé les rôles de soprano. A cet effet, trêve de méthode aléatoire : faisons intervenir la science, sous forme de statistiques.
On connaît la place prépondérante de La Strepponi dans la vie de Verdi dont elle partagea la vie pendant de nombreuses années. Mais Guiseppina Strepponi n’a eu le temps de créer qu’un seul rôle verdien, Abigaille dans Nabucco, la légende voulant que la tessiture meurtrière ait mis fin de façon prématurée à sa carrière – drôle de façon de traiter une muse, soit dit en passant. Non, la palme du plus grand nombre de créations de rôles revient à Marianna Barbieri Nini, qui a compte à son actif rien moins que Lucrezia d’I due Foscari, Lady Macbeth et Gulnara d’Il corsaro. A voir le profil vocal (et psychologique) des deux premières héroïnes on veut bien croire que la dame avait du tempérament. Elle avait également un véritable bagage belcantiste : elle fut d’ailleurs une Lucrezia Borgia, une Anna Bolena et une Sémiramide admirées. Ses rôles verdiens sont d’ailleurs encore empreints des préceptes du bel canto, certes assimilés et réinterprétés : les airs sont encore de forme classique, scènes avec arias et cabalettes, et on retrouve chez Lady Macbeth une scène de folie chère aux prédécesseurs de Verdi (la scène de somnambulisme). Conclusion : la soprane verdienne ne peut s’appréhender sans sa filiation bel cantiste.
Chez notre adversaire teuton, on retrouve deux noms à plusieurs reprises, Mademoiselle Schröder Devrient – qui créa Adriano (Rienzi), Senta (Le vaisseau fantôme) et Venus (Tannhaüser) – et Mademoiselle Materna.
Ici la définition même du soprano suscite bien des interrogations du point de vue de la tessiture, comme le soulignait Julien Marion à propos des mezzo-sopranos. A quelle catégorie appartient Brünnhilde ? On serait tenté de répondre soprano. Et Kundry ? Peut-être davantage mezzo. Pourtant c’est bien la même chanteuse, Amalia Materna, qui a créé les deux rôles (dans Siegfried et Le Crépuscule des Dieux pour Brünnhilde). Les frontières sont décidément fluctuantes.
On fera une réflexion similaire au sujet de Wilhelmine Schröder-Devrient, le rôle de Senta se rattachant plus immédiatement à la tessiture de soprano que celui de Vénus. On peut glaner quelques informations intéressantes sur la vie de la célèbre soprano allemande. Non pas sa vie amoureuse (et sexuelle) agitée comme l’attesteraient ses mémoires apocryphes (Les Mémoires d’une chanteuse allemande traduites en français par Guillaume Apollinaire et Blaise Cendrars), mais plutôt le fait qu’elle fut d’abord actrice avant d’être chanteuse, jouant Phèdre dès l’âge de quinze ans. Richard Wagner lui dédie d’ailleurs son ouvrage Acteurs et chanteurs (1871). On la décrivit comme « tragédienne cantatrice » et on la surnomma la « reine des larmes », ce qui ne fait que souligner l’importance du texte et de la déclamation chez Wagner.
Partant de là, des lignes de fractures semblent enfin se dessiner entre soprani verdiens et wagnériens : serait-ce « Prima la musica e poi le parole » (Salieri) contre « Prima le parole, dopo la musica » (Richard Strauss) ?
L’approche jusqu’au-boutiste : une autre proposition
Tachons d’y voir plus clair par une autre méthode. Partons des dernières œuvres et de leurs héroïnes, sommes des expériences passées de deux compositeurs vieillissants et expérimentés, représentant de fait un aboutissement de leur œuvre : j’ai nommé à ma droite le bouffe Falstaff et à ma gauche le monumental Parsifal.
Chez Sir John, le Maître de Bussetto nous gratifie non pas d’un mais de deux rôles de soprani bien dissemblables : un soprano vif argent et léger (Nanetta) et un soprano plus central, plus mature (Alice Ford). Pourtant aussi charmante que soit Nanetta, quel que soit l’abattage d’Alice, ces figures ne semblent pas donner de clefs décisives pour comprendre l’essence du soprano verdien.
De même, au royaume de Klingsor règne une créature étrange et hybride, mi dévoyée mi angélique, au profil vocal incertain : soprano ou mezzo, Kundry culmine au si mais descend également au sol grave.
A croire que les deux compositeurs ont en commun d’avoir tourné le dos dans leur œuvre ultime à cette quintessence de la féminité qu’est le soprano. Serait-ce un renoncement, un aveu d’échec face à une voix dont ils n’auraient finalement pas trouvé les clefs ? Ou serait-ce plutôt qu’ils l’avaient trouvée de manière insurpassable dans leurs opéras précédents ?
L’approche jeuniste : la victoire de Wagner sur le fil
Et si nous faisions un bond dans le temps pour cette dernière approche ? Allons voir du côté des soprani d’aujourd’hui.
On trouve de nos jours force interprètes pour chanter les trois Brünnhilde, Sieglinde, Elisabeth, Isolde ,Kundry : Nina Stemme, Eva-Maria Westbroek, Waltraud Meier, Anja Kampe entre autres. Ces chanteuses peuvent même rivaliser sans rougir avec les gloires wagnériennes du passé, tout du moins avec celles qui ont laissé des traces au disque.
A l’opposé, quelles sont les interprètes de référence actuelles pour les soprani verdiens ? Certes une Anja Harteros se frotte au répertoire avec un certain succès (Elisabeth, Leonora du Trouvère et bientôt de La Force du destin) et une Sondra Radvanovsky y déploie de réelles qualités (Hélène des Vêpres siciliennes, Leonora du Trouvère). L’on sait également qu’Anna Netrebko se tourne de plus en plus vers les emplois verdiens. Pour autant, elles n’ont pas (ou pas encore) l’aura de leurs aînées chez Verdi, et se trouvent quelque peu isolées. La période faste des Leontyne Price, Maria Callas, Montserrat Caballé, Renata Tebaldi appartient bel et bien au passé, et on en vient même à recruter dans l’équipe ennemie faute de combattantes, telle Nina Stemme distribuée en Aida.
Si l’on considère notre sujet selon ce dernier angle, la supériorité des wagnériennes ne fait pas de doute. L’Allemand l’emporte in extremis sur l’Italien, sans présumer de ce que nous réserve l’avenir.
Les grands rôles de soprano chez Verdi
- Oberto, Leonora
- Un Giorno di Regno, Merchesa del Poggio
- Nabucco, Abigaille
- I Lombardi, Giselda
- Ernani, Elvira
- I Due Foscari, Lucrezia
- Giovanna d’Arco, Giovanna
- Alzira, Alzira
- Attila, Odabella
- Macbeth, Lady Macbeth
- I Masnadieri, Amalia
- Jérusalem, Hélène
- Il Corsaro, Medora, Gulnara
- La Battaglia di Legnano, Lida
- Luisa Miller, Luisa
- Stiffelio, Lina
- Rigoletto, Gilda
- Il Trovatore, Leonora
- La Traviata, Violetta
- Les Vêpres Siciliennes, Hélène
- Simon Bocanegra, Maria / Amelia
- Aroldo, Mina
- Un Bal Masqué, Amelia, Oscar
- La Force du Destin, Leonora
- Don Carlos, Elisabeth de Valois
- Aida, Aida
- Otello, Desdemona
- Falstaff, Alice, Nanetta
Les grands rôles de soprano chez Wagner
- Les Fées, Ada, Farzana, Zemina, Lora
- La défense d’aimer, Isabella
- Rienzi, Irène, Adriano
- Le Vaisseau fantôme, Senta,
- Tannhäuser, Elisabeth, Venus
- Lohengrin, Elsa, Ortrud
- L’Or du Rhin, Freia, Woglinde
- La Walkyrie, Sieglinde, Brünnhilde
- Siegfried, Brünnhilde, Oiseau
- Le Crépuscule des Dieux, Brünnhilde, Gutrune, Deuxième et troisième Nornes, Woglinde
- Tristan et Isolde, Isolde
- Les Maîtres chanteurs, Eva
- Parsifal, Kundry
Sources :
- Mille et un Opéras, Piotr Kaminski
- Tout l’opéra, Kobbé
- L’Avant-Scène Opéra
- Wikipedia
- The Assoluta Voice in Opera, 1797-1847, Geoffrey S. Riggs
- Encounters with Verdi, édité par Marcello Conati
- Dictionnaire de la musique Larousse