Domenico Barbaja (seul portrait connu) © DR
Domenico Barbaja, le garçon de café devenu le Napoléon des imprésarios
par Hélène Mante
Fabuleux parcours que celui de Domenico Barbaja, parti de pas grand-chose et devenu en quelques années un des hommes les plus puissants et les plus riches de Naples, haut-lieu de l’art lyrique du début du XIXe siècle, avant de conquérir Milan et Vienne ! Le mélomane du XXIe siècle ne le sait sans doute pas, mais il doit énormément à Barbaja : ce milanais baroudeur, napolitain d’adoption, habile dans les tressauts politiques du début de l’Ottocento, meneur d’hommes à l’intuition fulgurante, a eu le génie d’offrir les meilleures conditions de création – les meilleurs chanteurs notamment – aux plus grands compositeurs de son temps, Rossini et Donizetti surtout. Les éditions Haus de Londres viennent de publier une première biographie, signée Philip Eisenbeiss, qui nous donne ainsi l’occasion de revenir sur la vie et l’œuvre de ce « dictateur du bel canto », pour reprendre le titre de l’ouvrage.
Un garçon de café à la tête de la Scala !
Domenico Barbaglia – il modernisera son nom en Barbaja au début de sa vie professionnelle – est né, sans doute, le 10 août 1777 dans la banlieue Sud de Milan (ou le 7 décembre 1775… ou 1778, le doute persiste). Philip Eisenbeiss ne sait pas grand-chose de ces premières années et cela se comprend : on se demande bien qui aurait pu s’intéresser à ce fils de fermiers et à ses trois soeurs, spécialisés dans la culture maraîchère et du riz, dont les seules perspectives étaient de trouver un emploi convenable dans la capitale lombarde voisine. Les sources sont inexistantes et n’offrent à l’étude ni portrait, ni correspondance. Pour le biographe, le défi est impossible à relever même si l’arrière-plan historique et culturel milanais ne manque pas d’intérêt avec, notamment, la construction du Teatro alla Scala en 1778. Le premier emploi que le jeune Domenico occupa le plaça tout de suite au centre de la vie de la cité : autour du théâtre avaient fleuri les cafés, hauts-lieux de la vie milanaise. A côté du Caffé dei Pompieri et du Caffé Cova, le bien nommé Caffé dei Virtuosi, voisin de la Scala, offrit au jeune ambitieux, en 1800, la possibilité de briller. Garçon de café, il entra dans l’histoire, déjà, en inventant un breuvage composé de café, de crème et de chocolat chaud. A un client qui l’interrogeait sur le nom de ce cocktail, l’insolent, illettré sans doute mais non sans astuce, aurait répondu qu’il s’agissait d’une « barbagliata », que l’on peut encore déguster de nos jours.
Après le garçon de café, Barbaja fit le croupier. Avec la conquête napoléonienne, Milan devint la capitale de la République cisalpine et la libéralisation des jeux d’argent provoqua une flambée de la passion des Milanais pour le backgammon ou le pharaon. On imagine le jeune Domenico, pas encore trentenaire, manipulant cartes et jetons à la table de jeu, nouant des relations de tous ordres avec la bonne société milanaise. Les résultats ne tardèrent pas : l’impresario de La Scala, Francesco Benedetto Ricci, lui concéda la gestion des jeux d’argent dans le théâtre pour la saison du carnaval de 1805.
Nouveau coup de génie, Barbaja importa de Paris la roulette, qui plut immédiatement, et noua des partenariats avec Carlo Balochino, futur impresario de la Fenice, et Giuseppe Crivelli, au point de se partager les concessions de jeux d’argent dans une vingtaine de ville du nord de l’Italie et même à Ljublana ou Klagenfurt, en suivant la progression des armées napoléoniennes. En quelques mois, Barbaja accumula une petite fortune. Pour la faire fructifier, notre homme avait une idée précise : associer les jeux et les spectacles.
Barbaja, roi de Naples
C’est à Naples qu’il donna la pleine mesure de son talent, à partir de 1806. Naples était la véritable capitale de la péninsule italienne, en particulier du point de vue culturel, comme Stendhal l’a abondamment décrit. Sur un plan artistique, Naples n’avait guère de rivale, grâce à sa tradition musicale, à ses nombreux conservatoires, à la qualité de ses orchestres et de ses théâtres. Tout cela ne pouvait qu’attirer Barbaja.
Dans un contexte politique extrêmement complexe, entre République parthénopéenne, royaume napoléonien et restauration des Bourbons, Domenico réussit la gageure de se mouvoir avec aisance, jusqu’à devenir un des personnages centraux de la vie napolitaine et un de ses plus riches citoyens. Les dix ans de tranquillité relative qui séparèrent l’installation du roi Joseph, frère de Napoléon, de la restauration de Ferdinand de Bourbon à l’automne 1815, marquèrent durablement l’histoire de Naples. Pour Barbaja, ce « decennio » fut aussi l’occasion de gagner énormément d’argent et de poser les bases d’une aventure humaine et artistique exceptionnelle. Comme l’écrit pertinemment Eisenbeiss, le Milanais réussit parfaitement à « nourrir les deux addictions des Napolitains » : le jeu et la musique.
Tout commença donc en mars 1806. Le roi Joseph, frère de Napoléon installé après la débandade du roi Ferdinand parti chasser en Sicile, proposa à Barbaja, dont la renommée était déjà arrivée à ses oreilles, de lui concéder la gestion des salles de jeu, au-dessus du Caffé della Meridionale en plein centre de la ville, juste à côté du théâtre San Carlo. Pour la noblesse napolitaine et les troupes françaises, voilà un divertissement fashion qui fit fureur. Après l’arrivée de Murat à la tête du royaume, en 1808, la concession fut étendue à la gestion du théâtre lui-même : un accord fut trouvé le 7 juillet 1809. Charles Longchamps, président de la commission des théâtres et des spectacles nommé par Murat, signa avec Barbaja un contrat renouvelable de trois ans portant sur le management des deux théâtres royaux : le San Carlo et le Teatro del Fondo. Le système était très moderne : l’impresario gagne de l’argent, beaucoup d’argent, avec les jeux qui employèrent jusqu’à 700 personnes… et gère le théâtre de manière à offrir à la bonne société une ou plusieurs saisons lyriques, dont l’acmé se situe après Noël, pour la saison du carnaval. Les obligations de l’impresario étaient précisément stipulées dans le contrat : en échange d’une redevance de 100 000 ducats – une somme énorme révélatrice des profits générés par cette activité – Barbaja pouvait développer les jeux d’argent au sein même du San Carlo ; 110 spectacles devaient être proposés au public chaque année et le contrat précisait le nombre de créations et de reprises, ainsi que le nombre de bals. Les relations contractuelles avec le pouvoir en place, quelle que soit sa nature, furent ininterrompues jusqu’au début des années 1820.
A 31 ans, Barbaja pouvait être fier du chemin accompli. Exubérant, vulgaire, illettré, il réussit en quelques mois à concentrer en ses mains des pouvoirs exorbitants et à s’installer au centre de la vie napolitaine. Propriétaire d’un palais sur le corso Toledo*, l’artère chic proche du palais royal et du San Carlo, Barbaja possédait également une somptueuse villa à Pausilippe, quartier résidentiel au Nord de Naples et une autre encore sur l’île d’Ischia, la villa del Rostinale, où, selon Rossini, on s’ennuyait beaucoup. Ses résidences abritèrent la plus importante collection d’art de la ville, avec pas moins de trois cents toiles, dont quelques Dürer, Holbein, Poussin, Caravage et Titien… Le sens entrepreneurial de Barbaja ne pouvait laisser de tels investissements improductifs : la résidence du Pausilippe était louée à des touristes de passage à la recherche, pour une longue étape sur le chemin de leur « Grand tour » d’Italie, d’une autre expérience que les hôtels du centre ville. Barbaja inventa en quelque sorte les chambres d’hôtes de charme avant l’heure !
Quant à son activité professionnelle, elle est là encore remarquable d’originalité et d’intuition. Les imprésarios, pendant toute la première moitié du siècle, jouaient un rôle très particulier qui n’a pas grand-chose à voir avec les agents d’aujourd’hui. Comme l’écrit Alexandre Dumas dans Le Corricolo, un petit texte de 1843 qui mérite d’être redécouvert : « Domenico Barbaja était le véritable type de l’impresario italien. En France, nous connaissons le directeur, le régisseur, le commissaire du roi, le caissier, les contrôleurs, nous ne connaissons pas l’impresario. L’impresario est tout cela à la fois, mais il est plus encore (…). L’impresario est un despote, un czar, un sultan, régnant par le droit divin dans son théâtre, n’ayant, comme les rois les plus légitimes, d’autres règles que sa propre volonté, et ne devant compte de son administration qu’à Dieu et à sa conscience ». Directeurs de l’administration des théâtres qui leur étaient concédés, responsables de la programmation artistique et donc des contrats pour les nouvelles créations, ils choisissaient les artistes qui étaient engagés, les décorateurs (Antonio Niccolini assura un très grand nombre de productions pour Barbaja), fournissaient les costumes et pouvaient ensuite organiser les reprises des spectacles dans les différentes villes du circuit, notamment lorsque les droits sur la partition leur avaient été cédés. Philip Eisenbeiss n’entre pas autant dans le détail que John Rosselli (The opera industry in Italy from Cimarosa to Verdi, Cambridge university press, 1984) qui a analysé avec une précision fascinante l’histoire économique de l’art lyrique du début de l’Ottocento. En lisant l’ouvrage consacré à Barbaja, on imagine parfaitement la difficulté de la tâche, alors qu’une lettre mettait six jours pour aller de Naples à Paris et que les routes étaient lentes (Naples – Rome en quatre jours) et peu sûres.
Si le style de management de Barbaja est évoqué, c’est pour insister sur son tempérament volcanique et procédurier, sa précision maniaque en particulier sur les horaires, sa faculté à mener ses chanteurs d’une main de fer et à écarter un compositeur moins à la mode, comme Giovanni Paisiello considéré pourtant comme une légende vivante par les Napolitains. Pour lui qui savait à peine écrire italien et qui ne pouvait lire une partition, seul comptait la satisfaction du public et du caissier, la logique économique étant prioritaire, quitte à charcuter les œuvres en proposant un acte d’un ouvrage, jumelé avec un acte d’un autre, sans aucune cohérence dramatique ou musicale… Pour démontrer le peu de culture musicale de l’imprésario, son biographe raconte une anecdote savoureuse : habituellement présent très tôt au San Carlo, il décida, un matin, de participer à l’audition de jeunes chanteurs candidats à un emploi de choriste. L’un deux proposa de chanter soit un bref air quelconque, soit de vocaliser, sur le nom des notes, exercice que l’on appelle solfeggio en italien. Barbaja, ignorant le sens de cette parole, choisit cette dernière possibilité. Lorsque le chanteur attaqua “do, ré, mi, fa, sol”… il l’interrompit immédiatement : « Arrêtez-vous, arrêtez-vous tout de suite ! », s’écria-t-il, « s’ils vous entendent chanter sur la scène avec le nom des différentes notes et sans les paroles, ils vont vous jeter ! ».
Rossini, vice-roi ?
Bien installé à Naples, Barbaja aurait pu continuer à gérer les affaires courantes, en faisant tourner ses théâtres et en s’enrichissant grâce à la roulette. En véritable entrepreneur, cette routine ne pouvait le satisfaire et la renommée naissante du jeune Gioachino Rossini, de 15 ans son cadet, ne pouvait le laisser indifférent. A l’automne 1812 pourtant, alors même que Rossini avait déjà enregistré quelques succès dans le Nord de l’Italie, Barbaja ne le connaissait pas encore, comme en attestent quelques-unes de ses correspondances. Le succès de Tancredi, créé en février 1813, changea la donne et Barbaja flaira la bonne opération : quelques semaines plus tard, il n’hésita pas à faire le déplacement, long, épuisant et dangereux, pour se rendre à Bologne afin de rencontrer le jeune maestro. La négociation fut fructueuse : Rossini s’engagea à composer deux nouveaux opéras chaque année pour les théâtres napolitains et à assister Barbaja dans la programmation artistique contre la somme confortable de 12 000 francs annuels. Après son arrivée à Naples, juste avant l’été 1815, Rossini ne cessa de voir son influence grandir, comme sa complicité jamais démentie ou presque avec Barbaja.
Par cette intuition géniale, Barbaja a changé l’histoire de l’art lyrique. A Naples, habituée aux compositions brillantes mais tournées vers le XVIIIe siècle de Mayr, Cimarosa et Paisiello, Rossini donna le meilleur de lui-même, grâce à des conditions de travail exceptionnelles, avec un orchestre excellent et surtout les stars du lyrique : Manuel García, Giovanni Battista Rubini, Andrea Nozzari, Giovanni David, Domenico Donzelli… et Isabella Colbran.
Les liens de Barbaja et de la soprano d’origine espagnole dépassèrent vite leur seule relation de travail. Ayant laissé sa femme Rosa dans le Nord de l’Italie, l’imprésario fit de l’artiste sa prima donna assoluta et sa maîtresse. Eisenbeiss ose la comparaison avec le couple Onassis-Callas. A Naples, aucun opéra important, aucune cantate destinée à marquer la vie sociale ne pouvait être donnée sans qu’elle soit à l’affiche. Rossini composa pour elle Elisabetta Regina d’Inghilterra, mais aussi Otello, Armida, Ermione, Mosè in Egitto, Maometto II, La Donna del lago, Zelmira** avant de la prendre pour maîtresse à son tour et de l’épouser. Barbaja n’en nourrit pas, semble-t-il, une rancœur particulière pour Rossini, qui continua à faire partie de l’intimité de l’imprésario et à entretenir d’excellentes relations avec lui, comme avec Carolina, sa fille qui l’avait rejoint. La composition de certains de ces chefs d’œuvre ne fut pas sans difficulté : pour Otello, Barbaja enferma Rossini dans l’appartement qu’il avait mis à sa disposition.
Le mythe de Barbaja gagna encore en intensité après la destruction du Teatro San Carlo dans la nuit du 14 février 1816. Présent sur la scène du drame – au moins dit-on pour mettre à l’abri l’or des salles de jeu -, il se vit confier par le roi Ferdinand la mission de reconstruire le théâtre… et il en profita pour doter la ville de l’Eglise de San Francesco di Paola, juste en face du Palais Royal. Garçon de café, croupier, manager… voilà Barbaja entrepreneur de travaux publics !
Après Naples, Vienne et Milan
L’année 1820 marqua un nouveau tournant, pour Naples toute entière et pour Barbaja plus personnellement. La pression libérale des Carbonari fit vaciller le trône des Bourbons qui, en réaction, en particulier après le congrès de Troppau (20 oct. – 30 décembre 1820) se montrèrent de moins en moins libéraux : les jeux d’argent furent interdits et Barbaja, à qui le journal parisien La Presse prêtait une fortune de plus de 3 millions de francs, songea à s’affairer sous des cieux plus cléments. Comme l’écrit Eisenbeiss, 1820 signe « la fin de l’argent facile ». Aussi, lorsque Léopold, prince de Salerne, écrivit à son père, le roi Ferdinand, en lui demandant la permission d’inviter Barbaja à Vienne pour programmer au moins une saison lyrique, ce dernier n’hésita guère. Il quitta Naples le 18 août 1821 après douze ans de bons et loyaux services, aux rois napoléoniens comme aux Bourbons. Dès le 6 novembre suivant, arrivé dans la capitale des Habsbourg, il signa le contrat de concession du Kärtnertortheater : il était prévu d’offrir aux Viennois de l’opéra italien bien sûr, mais aussi au moins trois opéras allemands par semaine. Barbaja contournera cette forme d’exception culturelle avant l’heure en proposant des opéras italiens traduits.
Soutenu par Metternich et par les Rothschild, Barbaja vola de succès en succès, non sans augmenter considérablement les prix des billets. Il amena sur la scène du Kärtnertortheater les plus grands artistes du moment, dont David, Nozzari, Donzelli, Lablache et Fodor-Mainvielle. A Weber, il proposa de composer un nouvel opéra, après le grand succès du Freischütz : ce fut Euryanthe, créé le 25 octobre 1823. A Schubert, il commanda Fierrabras, composé la même année, mais qui ne fut jamais donné avant 1858.
Mais Vienne ne suffisait pas et Barbaja continua à administrer, à distance, les théâtres royaux de Naples en déléguant à des hommes de confiance. Dans la capitale des Habsbourg, son bras droit fut l’ancien danseur Louis Duport, puis Julius Benedict, un ancien élève de Weber. A Naples, un certain Giamberini fut suffisamment fiable pour qu’il lui confie les clefs des théâtres. Mais les déplacements éreintants, les négociations avec les artistes, les bisbilles avec la censure et avec les têtes couronnées épuisèrent Barbaja. En 1824, il décida de ne pas solliciter le renouvellement du contrat de concession napolitain. Un certain Joseph Glossop (1787-1852) prit le relai mais la planche était savamment savonnée ; on soupçonna même Barbaja d’avoir tenté d’incendier le San Carlo. Glossop échoua donc et y laissa une partie de sa fortune jusqu’à ce que le roi supplie Barbaja de revenir, ce qu’il fit dès la Pâques 1825.
Glossop avait également récupéré la concession de la Scala de Milan, sans plus de succès. Pour Barbaja, le grand théâtre du Nord, dans sa ville d’origine, était sans doute resté un objectif inavoué. Dès le 20 mars 1826, il récupéra la concession portant également sur le théâtre de la Canobbiana.
La période qui s’ouvrit, à partir de 1826, fut une seconde apogée, plus brève que celle que Barbaja a connue avec Rossini à Naples. Puissant à Vienne, à Naples et à Milan, l’imprésario jouait avec les productions, les compositeurs et les artistes comme un général dispose ses armées sur le champ de bataille. Son souci majeur était de trouver un successeur à Rossini, parti à Paris avant sa retraite prématurée. La liste des compositeurs avec lesquels Barbaja travailla, de Mercadante (de L’apoteosi d’Ercole en 1819 à Elena da Feltre vingt ans plus tard) à Coccia en passant par Michele Costa et les deux frères Ricci, est impressionnante, comme celle des œuvres qu’il a commandées. Mais après Rossini, Pacini (1796-1867) dont Barbaja créa avec un immense succès L’ultimo giorno di Pompei (nov. 1825), Vaccai (1790-1848), Bellini (1801-1835) et surtout Donizetti (1797-1848) occupèrent le devant de la scène. Avec le Catanais, formé sur les bancs du conservatoire de Naples, auquel il fit signer son premier contrat pour Bianca e Gernando, les rapports devinrent vite orageux. Bellini détestait composer à la chaîne, fit monter les prix comme aucun autre et contesta les méthodes de Barbaja. La Comelli, épouse du ténor Rubini, cristallisa le conflit. Barbaja créa tout de même également Il Pirata et La Straniera à la Scala… mais les autres chefs d’œuvre belliniens nacquirent ailleurs, à la Fenice notamment. Les liens avec Donizetti furent plus productifs puisque le Bergamasque, resté seize ans à Naples, y donna vingt-six nouveautés, au Teatro del Fondo ou au San Carlo, dont La zingara (1822), Il diluvio universale (1830) ou Roberto Devereux (1837). A l’association de l’impresario et du compositeur, on doit encore Maria Stuarda (1835) créée à La Scala. Un amusant disque Naxos, sorti en 2013 parallèlement à la biographie de Philip Eisenbeiss, offre quelques extraits d’opéras que Barbaja a rendus possibles.
Le contrat de trop ?
La concurrence avec les autres imprésarios se fit de plus en plus dure en cette fin des années 1820. Barbaja avait fait école et d’autres comme Alessandro Lanari (vers 1790-1862) attirèrent les talents et flairèrent eux aussi les bons coups. En 1828, Barbaja n’était plus à la tête de la Scala et abandonna Vienne. Il manqua Norma (créée à la Scala en 1831) et L’Elisir d’amore (créée à la Canobbiana l’année suivante) au point que l’on peut se demander si son instinct ne l’avait pas quitté. En 1834, sa concession se termina à Naples et pendant quelques mois, on a pu penser que l’heure de la retraite avait sonné. Mais, comme en 1824, Barbaja était manifestement irremplaçable et dès mai 1836, on le rappella… pour la saison de trop ! Les coûts de production explosèrent ; le contexte politique devint de plus en plus instable et les meilleurs artistes partirent chez Lanari. Quelques succès donizettiens masquèrent des difficultés très sérieuses. La rupture avec Donizetti suivit de peu le rejet par la censure de Poliuto (créé à Paris en 1840 sous le titre Les Martyrs et à Naples huit ans plus tard dans sa version originale) ; le suicide d’Adolphe Nourrit, qui se jeta d’une fenêtre de l’appartement de l’imprésario, Via Toledo, le 7 mars 1839 sonna définitivement le glas de l’âge d’or.
Barbaja dut vendre une partie de sa collection d’art mais, indestructible, semblait profiter encore de la vie dans sa maison de Mergellina lorsqu’il tomba foudroyé d’une attaque cardiaque, le 18 octobre 1841, à l’âge de 63 ans. Ses funérailles furent un évènement comparable à celles des plus grands compositeurs. Dans l’église Santa Brigida, à quelques pas du palais Barbaja, Saverio Mercadante dirigea le Requiem de Mozart, alors que la foule se pressait dans la petite église et sur le parcours qui devait conduire le catafalque jusqu’au cimetière de Campo Santo. De nombreux salariés des maisons de jeu napolitaines et des théâtres voulaient rendre hommage à celui qui leur avait tant donné. Aujourd’hui, on a définitivement perdu la trace de la tombe de Barbaja.
L’héritage de Barbaja
La simple narration de ce parcours témoigne d’un héritage exceptionnel : qu’aurait été l’art lyrique du début du XIXe siècle si le Milanais n’avait pas eu l’intuition de proposer à de jeunes compositeurs et artistes talentueux des conditions de travail optimales ? D’autres s’en seraient peut-être chargé, mais le bilan de l’ancien croupier et garçon de café est impressionnant : il a fait de Naples la capitale de l’art lyrique européen, avant de proposer ses « produits » à Vienne et à Milan ; il a reconstruit le San Carlo en quelques mois; il a innové dans ses méthodes de gestion des artistes qu’il avait sous contrat ; il a entretenu avec les plus grands compositeurs de son temps des relations étroites, passionnées et tumultueuses. A raison le poète Emanuele Bidèra (1784-1858) l’a qualifié de « Napoléon des imprésarios » dans son ouvrage Passeggiata per Napoli. On se prend à rêver des Mémoires que Barbaja aurait pu laisser, s’il avait eu l’esprit d’un Da Ponte.
Reste un mystère : comment et pourquoi une telle personnalité a-t-elle pu disparaître à peu près intégralement des radars des passionnés d’art lyrique et des historiens, au point qu’il a fallu attendre 2013 pour qu’une biographie lui soit consacrée ? Les problèmes de sources et de documentation l’expliquent sans doute pour partie ; l’oubli qui a frappé la quasi-totalité du répertoire belcantiste jusqu’à la fin du XXe siècle constitue un autre motif. Même si son auteur avoue une certaine méconnaissance du contexte artistique et musical de la Naples du début du XIXe siècle et si la rareté des documents originaux constitue une limite de taille, cette première biographie de Philipp Eisenbeiss parvient à faire vivre ce personnage et tous ceux qui l’entourent. Il reste à espérer qu’elle provoquera des vocations et que d’autres recherches, plus approfondies sans doute, contribueront à lever le voile sur ce bien curieux personnage, bienfaiteur de l’humanité !
Bel Canto Bully, The Life of the Legendary Opera Impresario Domenico Barbaja – Philip Eisenbeiss – Haus Publishing
* Le palais de Naples sur lequel figure aujourd’hui une plaque mentionnant Barbaja et Rossini n’est pas le bon : tout porte à croire que le palais de Barbaja se situait à quelques mètres de là, sur l’emplacement de l’actuelle galerie Umberto II, construite à partir de 1887.
** Voir Paul-André Demierre, Les opéras napolitains de Rossini, ed. Papillon, 2010