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Rodrigo Ferreira : « J’ai dû perdre deux kilos par représentation ! »

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Interview
3 décembre 2012

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Rodrigo Ferreira : « J’ai dû perdre deux kilos par représentation ! »

Entretien réalisé par Bernard Schreuders, Paris, 16 octobre 2012

 
 

Le talent singulier de Rodrigo Ferreira explosait sur la scène de l’Opéra-Comique la saison dernière : la densité et la puissance de son alto aux reflets fauves, sa présence, son incroyable mobilité scénique et son magnétisme transfiguraient la bête humaine imaginée par Marco Stroppa et Richard Brunel à partir de la légende du Roi Ours de Boito. Il participera dans quelques jours à la création mondiale du dernier Babysitting de la chorégraphe sud-africaine Robyn Orlin qui, après la Alte Nationalgalerie de Berlin (2002), la Johannesburg Art Gallery (2004) et le Louvre (2009), a choisi d’investir le musée des Beaux-Arts de Lille pour y décliner un nouvel avatar de ce spectacle déambulatoire autour, cette fois, d’une tête de cire. Rodrigo Ferreira n’est pas de ces contre-ténors à qui l’aigu s’est imposé avec la force de l’évidence, loin s’en faut ! Il s’en explique au fil d’un entretien où la musique contemporaine occupe une place de choix, avec notamment Il Re Orso, bien sûr, Babysitting « Tête de cire » mais aussi Written on the skin, qui triomphait à Aix l’été dernier et qu’il jouera bientôt après avoir été la doublure de Bejun Mehta. Cependant, Bach, Mahler, la Callas ou Michael Jackson témoignent aussi de la curiosité d’un artiste libre qui se reconnaît volontiers dans la figure du caméléon.

J’allais vous demander comment vous en êtes arrivé à choisir de travailler le registre aigu de votre voix mais dans Le poème battu de Michael Levinas (*), qu’il destine pourtant à un « contre-ténor », on n’entend que votre registre de poitrine… Où est l’erreur ?
Michael Levinas avait déjà donné la pièce avec un comédien, puis il a voulu un chanteur. Il a d’abord envisagé un baryton, mais il craignait que celui-ci ne sur chante en voix parlée et a donc choisi un contre-ténor, qui sonne de manière plus « naturelle » dans son registre de poitrine puisqu’il n’a pas l’habitude de l’utiliser. Alors pourquoi ai-je choisi la voix de contre-ténor ? D’abord, ma mère est soprano, dans sa chorale au Brésil, j’ai donc grandi en l’écoutant chanter en voix en de tête, à la maison. J’ai moi-même chanté dans un chœur. J’étais un soprano très aigu. La mue a été dramatique, fort lente, elle a duré près d’un an, je perdais peu à peu mes solos et j’étais fort triste. Je me suis retrouvé avec une voix de baryton, un peu ténorisante. Entre temps, on m’a désigné chef de chœur, je devais donc donner des exemples à tous les pupitres, or, pour les sopranos et les altos, je les donnais dans leur tessiture, spontanément, sans vraiment m’en rendre compte. Vous entendez ? Voilà, ce que j’ai toujours aimé [une chanson de Michael Jackson, enfant, passe à la radio].

(* Le poème battu en vidéo)

Le label Motown a regroupé tous ses albums solos…

Oui, c’est magnifique, je crois qu’aucun enfant n’a aussi bien maîtrisé son instrument, c’est incroyable! Après la mue, finalement, si je n’avais plus les aigus naturels et faciles d’un garçon, j’ai trouvé, d’une certaine façon, le moyen d’y revenir: je chantais tout le temps en fausset ! Je ne me suis pas immédiatement destiné à la musique, j’ai fait une prépa d’architecture avant d’entrer au Conservatoire. Mon professeur m’a dit que j’étais plutôt baryton, mais que cela pouvait évoluer. Par contre, elle m’a déconseillé la voix de tête : au Brésil, il n’y a déjà pas assez de travail dans le répertoire lyrique traditionnel, mais alors pour un contre-ténor, c’est le désert ! Mes amis me dissuadaient aussi d’utiliser cette voix, à cause des préjugés. Mais c’est resté très présent en moi. Quand je suis arrivé en Europe, mon prof au conservatoire m’a dit que j’étais plutôt ténor et j’ai longtemps travaillé ma voix de poitrine tout en faisant des concerts baroques en voix de tête parce que mes collègues m’appelaient souvent. Ce fut un long cheminement avant que je n’accepte l’idée de le faire à temps plein. Laurence Equilbey m’a un jour entendu dans un trio de Purcell au Jeune Chœur de Paris et elle m’a encouragé à travailler aussi ma voix de contre-ténor, mais les autres professeurs estimaient que c’était trop risqué, qu’il fallait choisir l’un ou l’autre.

Il est souvent déconseillé de travailler les deux en parallèle…

Oui. Chanter en contre-ténor était beaucoup plus facile pour moi, c’est étrange comme on peut refouler ce qui est évident. Chassez le naturel et il revient au galop. Laurence a commencé à me donner des solos d’alto dans le chœur, sans que je ne travaille véritablement cette technique. En 2007, lors de La Nuit de la Voix à Gaveau, le Jeune Chœur de Paris assurait les enchaînements – de brèves interventions écrites par Morgan Jourdain [directeur de la Maîtrise de Radio France pour la saison 2007-8] – et introduisait les invités. J’ai ainsi chanté un faux récitatif à la manière de Händel pour annoncer Jaroussky et Spinosi, suivi de [Rodrigo Ferreira interprète en falsetto le thème d’une célèbre pub pour Dim]. C’était fort drôle et cela a beaucoup plu. Philippe m’a félicité, sa prof m’a dit que je devais absolument travailler cette voix, comme tous mes collègues et amis d’ailleurs, mais j’ai quand même passé mon prix en ténor. En fait, me lancer dans le métier en changeant de tessiture me semblait trop risqué. J’appréhendais aussi la réaction de ma prof, mais elle a accepté. En assistant à des cours d’amis ténors, je me rendais compte que tous – qu’ils soient lyriques, légers, dramatiques, etc. – avaient le sol au-dessus de la portée, alors que je devais me faire violence pour le donner en voix de poitrine, parce que je voulais instinctivement le sortir en fausset. J’ai mis du temps à l’admettre. Il fallait que je vienne en Europe et découvre à quel point cette voix est aimée, alors qu’au Brésil, elle est encore perçue comme un OVNI. Edson Cordeiro avait essayé…

Mais il s’est tourné vers la pop…

Oui, il était plutôt sopraniste. On raconte qu’il est allé voir un grand professeur, qui lui aurait dit: « Mon petit, tout ça c’est du falsettone – il lui avait chanté la reine de la Nuit ! –, un jour cela va disparaître et vous allez en imputer la faute à mon école de chant, donc je ne vous prends pas. » On ne considérait pas cela comme une voix au Brésil.

Il y a eu aussi Paolo Abel do Nascimento dans les années 80 …

Oui, il est venu en Europe, avant de retourner au Brésil et a participé à un film…

Les liaisons dangereuses de Stephen Frears.

Et du coup, cela a un peu changé la donne.

Mais ce n’était pas un falsettiste, en fait, il n’avait jamais mué…

Oui, à cause d’un dysfonctionnement hormonal. Comme ce garçon qui travaille beaucoup avec Christina Pluhar, un tenorino, Capezzuto [Vincenzo Capezzuto, chanteur et danseur], une voix naturellement aigüe, sa voix parlée est déjà étonnamment haute. Au début, j’étais confronté aux premières difficultés du contre-ténor. Dans les écrits anciens, on souligne déjà que la voix émise en fausset est souvent trop basse, que l’intonation est hasardeuse, etc. Mais c’est avant tout un travail technique, il faut placer la voix. Quelqu’un comme Philippe Jaroussky, par exemple, a une justesse impeccable.

La difficulté pour un contre-ténor ne réside pas plutôt dans la gestion des graves, du moins dans les parties d’alto?  

C’est le mixte, exactement, mais j’ai un excellent professeur pour cela (Christiane Patar). On travaille le passage pour essayer de mettre des harmoniques graves dans l’aigu afin que la voix ne soit pas que claire, car cela ne convient pas à tous les répertoires. Dans les Passions de Bach, le drame procède aussi de la couleur de la voix. Nous cherchons également à mettre des harmoniques aiguës dans les graves pour que la voix soit la plus homogène possible sur toute son étendue. C’est une technique très italienne. Ma prof s’amuse beaucoup, car elle n’a pas beaucoup de contre-ténors parmi ses élèves. Elle a eu Christophe Dumaux, alors qu’il venait de muer.

Il a fallu mettre le XIXe entre parenthèses…

Oui, mis à part certaines mélodies ou des lieder. Il fallait surtout retrouver l’endurance, l’assurance et le plaisir de chanter. C’est Andreas Scholl qui explique que même si un contre-ténor n’a pas une voix très puissante, ce placement vocal permet de jouer avec l’acoustique. En concert, il y a un moment où une résonance se crée, les fréquences s’accordent et la voix peut passer mieux que celle de certains sopranos ou ténors lyriques dont les harmoniques partent n’importe comment – dans une église par exemple.

Quand vous a proposé de reprendre, au débotté, le rôle-titre d’Il Re Orso de Marco Stroppa, qu’est-ce qui vous a convaincu d’accepter?

Cela a commencé avant. C’est très curieux, même si je ne crois pas au destin. Quand l’Opéra de Lille a expliqué à Michael Levinas qu’il fallait prévoir une doublure pour le rôle de Grégoire dans La Métamorphose, son assistant, Juan Pablo Carreno – je vais créer une œuvre de lui prochainement, il est entré à la Villa Médicis par la suite –, a tout de suite penser à moi. En plus, Michael Levinas voulait un chanteur de couleur [Fabrice di Falco a créé le rôle], j’ai immédiatement auditionné et cela s’est fait. Peu après, j’ai rencontré Alain Peyroux qui recherchait également une doublure pour le rôle-titre de Thanks to My Eyes d’Oscar Bianchi, programmé au Festival d’Aix-en-Provence. Quand j’ai vu l’annonce du Re Orso, mis en scène par Richard Brunel, que j’avais croisé à Aix, et dirigé par Susanna Mälkki, avec Brian Asawa, que j’aime beaucoup l’une et l’autre, ainsi que deux comédiens que je connaissais, etc. , je me suis dit que ce serait génial d’être doublure sur cette production, mais je n’en ai parlé à personne. C’est alors que l’Opéra-Comique m’a appelé. Ester Pieri, assistante de Richard Brunel, et Christophe Manien, chef de chant, qui avaient travaillé sur La Métamorphose, ont pensé à moi. C’était vingt-cinq jours environ avant la première, autant dire un vrai challenge ! Je l’ai accepté parce que je l’avais déjà souhaité, puis l’opéra n’est pas trop long, il y a un second rôle fort important, j’apprends vite…

Vous apprenez vite, mais c’est aussi un rôle très physique, qui sollicite votre expérience de danseur et d’acteur…

J’ai dû perdre deux kilos par représentation ! Je crois que cela ne pouvait que marcher, parce que je savais comment Richard Brunel travaille. C’était une mise en scène très réaliste, un théâtre concret, ce que j’aime beaucoup. Mais c’était épuisant, il y avait une multitude d’informations musicales et scéniques à intégrer en peu de temps. C’était très intense, mais j’étais aussi soutenu par toute la troupe et d’excellents partenaires (Monica Bacelli, Marisol Montalvo…). J’avais souvent déjà été appelé à la dernière minute et je savais travailler « à l’arrache », dans l’urgence. J’enregistrais toutes les parties de piano, que j’écoutais et réécoutais à vélo sur mon Iphone, tout en travaillant le texte. L’assistant aux mouvements, Thierry Thieû Niang, a vu que je savais bouger, qu’on pourrait s’amuser et aller plus loin. C’était aussi une période de ma vie où j’avais de l’assurance et quand on est sûr de soi, on peut se dépasser. Une chance pareille ne se présente pas tous les jours, j’ai donc annulé plusieurs concerts pour m’y consacrer entièrement. Les chefs n’étaient pas ravis, mais ils ont compris que je devais saisir cette opportunité. Quand on est un jeune chanteur, on a des rêves plein la tête, on rêve de chanter à la Scala, etc., et quand l’Opéra-Comique vous appelle ainsi, c’est extrêmement gratifiant. En plus, Peter de Caluwe est venu, avec une appréhension légitime, car la Monnaie avait investi dans cette production, qui avait déjà été reportée, et voilà qu’en plus l’interprète principal était remplacé à la dernière minute ! Or, le spectacle l’a enthousiasmé, il sera repris à Bruxelles en 2015 et j’y retrouverai d’ailleurs Monica Bacelli.

Sa partie (le Ver) est éprouvante …

Elle est monstrueusement difficile, avec des contre-fa, mais comme elle peut les donner, Marco n’a pas hésité.

Votre composition était particulièrement impressionnante, très luciférienne dans son mélange de séduction et de violence…

Le travail avec Richard Brunel, qui me faisait confiance, a été déterminant. Comme le disait Callas lorsqu’on l’interrogeait sur sa manière de jouer une reine, le port de tête, le port de bras, la vitesse du mouvement, le phrasé musical, tout contribue à restituer le caractère royal du personnage. Je me suis tout de suite dit qu’en incarnant un roi, je devais dominer le plateau et envoyer beaucoup d’énergie afin que les courtisans aient aussi bien envie de haïr que d’aimer ce roi. C’était aussi la première fois qu’on me disait : « Vas-y, tu peux y aller à fond ! » [Rires] C’est une musique très vocale, Marco Stroppa a grandi à Vérone et connaît bien l’opéra, les notes fortes de chaque voix, ce n’est évidemment pas un hasard s’il a choisi le Do dièse pour Marisol (Oliba) ou le Ré pour le Roi (outre la symbolique), note qui sonne particulièrement bien chez un contre-ténor. C’était donc très agréable à chanter, ce qui aide dans l’apprentissage du rôle.

Et Robyn Orlin, comment a-t-elle entendu parler de vous ?

Grâce à l’Opéra de Lille. Dans son « Babysitting Petit Louis » au Louvre, il y avait déjà un chanteur de couleur [Chauncey Packer, ténor], Caroline Sonrier et Chantal Cuchet se sont dit que cela pourrait lui plaire de travailler avec moi, d’autant que j’aime bien danser…

En outre, vous avez le goût de l’aventure puisque vous enchaînez les créations…

Oui, voilà, en plus chanter a cappella est très tentant. On s’est rencontré à Paris et cela s’est fort bien passé. Je n’ai aucune idée de ce qui m’attend, mais un ami qui a déjà participé à un Babysitting m’a expliqué qu’il fallait que je la surprenne. C’est comme une performance, même si tout est travaillé et chorégraphié. Les agents du musée, au nombre de cinq, vont interagir avec ses danseurs, eux-mêmes habillés comme des agents, ce qui crée une confusion pour le public. Apparemment, j’entrerai comme un spectateur qui se met à chanter ou à danser, toujours avec cette ambiguïté, en faisant le babysitting d’une pièce du musée, une tête de cire. Les répétitions commencent le 19 novembre. Je ne sais pas du tout ce que cela va donner, mais je suis très curieux de le découvrir. J’ai dû renoncer à Written on the Skin (de George Benjamin) qu’on me proposait à Toulouse à la place de Bejun Mehta. Je vais le chanter à Florence, au Maggio Musicale, en mai 2013, mais j’aurais aimé le faire aussi à Toulouse, d’autant qu’il sera dirigé par Franck Ollu avec qui j’avais travaillé sur Thanks to my eyes d’Oscar Bianchi. J’ai également dû renoncer à Oreste dans La Belle Hélène que monte ensuite le Capitole. Mais j’aime aussi être fidèle à une maison. C’est grâce à l’Opéra de Lille qu’il y a eu La Métamorphose. J’aime beaucoup cette maison et cette ville, la programmation y est magnifique. C’est un choix plus humain que de courir les cachets ; je suis vraiment heureux d’établir un lien plus intime avec l’Opéra de Lille et je n’ai aucun regret.

Comment se passe le travail de doublure sur une création telle que Written on the Skin ?

Je dois d’abord dire que la musique est sublime, vraiment sublime! On avait peur que Benjamin soit traité de néo-classique, mais finalement cela ne s’est pas produit. En fait, comme doublure, on est prêt à monter sur scène à tout moment, mais je n’ai pas eu le temps d’entrer en profondeur dans le personnage comme Bejun a pu le faire. Les répétitions scéniques se limitent, malheureusement à des déplacements. Mais en étudiant la partition et en regardant le metteur en scène (Katie Mitchell) travailler avec les chanteurs, de l’extérieur donc, c’est parfois plus facile de comprendre où elle veut en venir.

Avez-vous déjà une idée de la manière dont vous auriez abordé le rôle et de ce que vous pourrez lui apporter de différent en le reprenant ?

Oui, tout à fait ! Katie Mitchell fait parfois évoluer les personnages en slow motion, donc au ralenti, et je pense que The Boy pourrait aussi, lorsqu’il entre dans la partie dite moderne, avec les Anges d’aujourd’hui, se mouvoir au ralenti, pour le dernier air notamment. Ce sont des choses que je vais proposer à Katie. Ses assistants étaient très contents de voir que nous comprenions son travail et ils ont développé un vrai respect envers les doublures qu’ils ignoraient au début au profit des stars. Ils ont reconnu que nous pouvions aussi apporter quelque chose, simplement parce que nous sommes aussi des artistes avec leur personnalité. Ceci dit, Bejun chante magnifiquement, c’est un des chanteurs les plus solides que je connaisse. Il chante à toutes les répétitions, il octavie juste certains aigus, sinon, il chante tout le temps, sans pousser, c’est très impressionnant !

Lui aussi a commencé fort tôt, comme garçon soprano…

Oui, j’ai entendu son disque de l’époque:c’est phénoménal! Je suis très fier d’être à nouveau sa doublure l’année prochaine à Covent Garden, même s’il ne sera jamais malade là-bas, ce n’est pas possible, il est trop fort ! Ceci dit, il y a des choses que je ferai autrement, certains pianissimi, plus droits, etc. J’aimerais beaucoup chanter aussi l’Oberon de Britten. En plus, il fut créé par Deller, un grand, un très grand musicien.

Et un contre-ténor qui avait, lui aussi, de solides assises dans le bas-médium, négociant fort bien les notes graves…

Oui, toujours avec une grande élégance. De l’«Agnus Dei »de la Messe en si à O Solitude,enregistré six mois avant sa mort, il a conservé une telle pureté et prouve que les voix de contre-ténor peuvent durer…

Il l’a sans doute aussi mieux préservée parce qu’il n’a pas fait carrière à l’opéra et ne l’a jamais forcée…

Oui, mais c’était aussi les débuts. La technique des contre-ténors ne cesse d’évoluer. Dans son agence, Max-Emanuel Cencic a un chanteur qui aborde le Sesto de Mozart. Je ne serais pas étonné que dans trente ou quarante ans, on distingue, comme pour le répertoire romantique, des types, des caractères parmi les voix de contre-ténor (lyriques, dramatiques, etc.). La scène, c’est une question de tempérament aussi. J’ai fait du théâtre très tôt, enfant, au temple puis à l’école. Il y a un grand metteur en scène au Brésil, Antunes Filho, qui a écrit une méthode destinée aux acteurs et fondé un centre de recherche théâtrale. J’ai assisté un jour, quand j’avais dix-neuf ans, à une représentation de la Médée d’Euripide, avec l’immense Juliana Galdino, et ce fut un choc artistique. Son adaptation était extrêmement recherchée, nourrie de nombreuses références, notamment à Kurosawa et au théâtre nô, dans une proximité incroyable avec le public. Ce qui m’a frappé, c’est à quel point la convention théâtrale marchait et nous saisissait. Ce que Katie Mitchell a également fort bien réussi dans Written on the Skin, avec ses changements à vue, où les Anges prennent les comédiens et les sortent de scène. Si vous entrez dans le spectacle, c’est parce que ça marche vraiment. Evidemment, à l’opéra, grâce au chant, il y a une tension dramatique qu’on ne retrouve nulle part ailleurs. Ceci dit, j’aime aussi mes récitals élisabéthains, ces Dowland ou Purcell, tour à tour mélancoliques et enjoués, ou le programme romantique avec piano que j’ai pu donner à l’Opéra de Lille (Strauss, Fauré, Mahler). C’est une musique tellement prophétique, Mahler. Nous avons la chance que Jaroussky ou Daniels ont osé élargir le répertoire des contre-ténors…

Kowalski avait aussi abordé Schumann et Beethoven.

Oui, c’est vrai. En parlant de musique romantique, je pense que j’ai dû écouter des milliers de fois les Schumann de Nathalie Stutzmann ! Ses Poulenc, ses Fauré sont également exceptionnels. Cette couleur m’a toujours inspiré. Ma prof au Brésil, qui s’était formée à Stuttgart, me disait toujours: n’hésite pas à transposer d’un demi-ton si cela tombe mieux dans ta tessiture (Schubert indique parfois plusieurs clés), sauf si le compositeur veut une cohérence harmonique dans l’enchaînement du cycle. Chez Ravel et Debussy, par contre, les mélodies sont difficilement transposables.

On en vient presque à s’étonner que vous chantiez aussi du baroque! Vous venez de donner un programme Blow et Purcell à Pavie, Ambronay et Paris avec l’Ensemble Desmarest.

Oui et cela m’a fait énormément de bien!

Dans l’ode sur la mort de Purcell pour deux contre-ténors, vous avez pris la partie la plus grave ?

Oui, d’ailleurs, un journaliste anglophone nous a demandé si nous étions hautes-contre. Nous lui avons répondu que nous étions contre-ténors et que nous pouvions chanter des parties nettement plus aigües chez Händel, par exemple. Il trouvait cela étrange, parce que nos voix sonnent bien dans ces tessitures. C’est justement le fruit du travail que je réalise avec mon professeur pour faire sonner les graves en voix de tête et pour éviter les ruptures de registre. C’est difficile, c’est une surveillance constante, mais la musique s’y prête, l’acoustique aussi, cela ne sonnerait pas aussi bien avec des ténors. Purcell lui-même a chanté dans cette tessiture…

Oui, il a interprété « T’is Nature’s voice » lors de la création de Hail Bright Cecilia, or il chantait dans le pupitre des basses à la Chapelle royale, il a donc dû mixer habilement les registres. Mais certains pensent qu’il vaudrait mieux confier l’ode de Blow à un ténor haute-contre et à un contre-ténor…

Je ne pense pas, c’est comme dans « Pur ti miro », on confie parfois Néron à un ténor, mais l’avantage avec un mezzo ou avec un contre-ténor, c’est que nous avons des voix égales, toutes les tierces sonnent dans la même tessiture et dans une couleur assez proche. J’étais fort content de donner ce programme avec Ronan Khalil, c’est une des rencontres musicales les plus importantes que j’ai faites. Il y a une spontanéité vraiment rare dans notre travail. C’est un nouvel ensemble et avant de se produire à Ambronay, nous avons donné de nombreux concerts à Paris, des récitals dans des salons chics. Ronan était chanteur et il y a une osmose incroyable entre nous. Si, par exemple, je fais une respiration un peu longue, si je ne suis pas clair dans mon départ, au moment où le son sort de ma bouche, il me suit et il me porte, ce qui est très rassurant. Pour l’ensemble, ces concerts Blow et Purcell ont constitué un formidable tremplin. Les flûtes nous ont permis d’inclure des duos tels que « In vain the am’rous flute », « Sweetness of nature », « Many such days shall she behold » …  C’est très agréable, lorsqu’on est jeune, de commencer une carrière et de sentir qu’on peut encore avoir quelque chose à dire, à apporter après tant de grands musiciens. Les interprétations d’ensembles établis dans Blow nous semblaient souvent manquer de basses, nous avons donc ajouté une contrebasse seize pieds, en plus de la paire de violes, qui donne plus de profondeur. L’harmonie de Blow est complexe dans sa simplicité, très riche. Au milieu du solo dans l’ode, il y a également un passage où le poète regrette que Purcell soit parti trop tôt et ait commencé trop tard (« Alas too soon retir’d, As he too late began »), les violistes ont orné le passage avec de nombreux retards et le résultat est magnifique. On voudrait l’enregistrer, avec Damien Ferrante et l’ensemble Desmarest. La pièce est magnifique, puis de la musique baroque avec deux contre-ténors…

Quand on considère le nombre d’ensembles différents avec lesquels vous travaillez, la diversité des répertoires mais aussi des disciplines que vous abordez – le chant, le théâtre, la danse…  –, vous semblez insaisissable, partout…

Et nulle part ! [Rires]

Oui, n’est-ce pas le danger ? Un obstacle pour se construire une image, une identité alors que la concurrence est désormais aussi rude chez les contre-ténors que chez les autres chanteurs ?

Au début, j’avais peur. Mes amis me disaient de faire attention, que je me dispersais un peu. Aujourd’hui, ils me disent que c’est génial, que j’ai la chance de faire plein de choses différentes ! On n’arrive pas à se détacher de son identité première, je suis et reste un chanteur lyrique, même si je danse un peu et que je suis un peu comédien. Les choses se mettent bien en place. Sur le Babysitting de Robyn Orlin, je serai d’abord chanteur et quand je travaille avec la Compagnie du Théâtre Décomposé, à Lille, elle profite du fait que je suis chanteur pour inclure un moment vocal. Aujourd’hui, il y a souvent du théâtre dans la danse contemporaine et un élément chorégraphique dans le théâtre, ce qu’on trouve évidemment à l’opéra, avec en plus des références cinématographiques. Nous assistons à une convergence des arts, les comédiens que je connais font du sport ou de la danse ; et si les danseurs ne chantent pas tous, ils font du théâtre pour pouvoir donner quelque chose d’autre lorsqu’ils sont sur scène. C’est très agréable de voir un chanteur qui sait vraiment jouer. Barbara Hannigan, par exemple, est fabuleuse. Elle fait une carrière exclusivement contemporaine et m’a réconforté. Quand je vois le temps qu’il faut pour apprendre une partition contemporaine, je ne sais pas si je pourrais ne faire que ça, c’est vraiment très lent. Mais ce qu’elle réalise, et dans les conditions où elle le réalise, je veux bien ! [Rires]  La Monnaie, Aix, de grands metteurs en scène, de grands chefs… Elle est très heureuse et ne regrette rien. Toutefois, je ne voudrais pas perdre le contact avec la musique ancienne. Quand j’étais ténor, ma voix ne me permettait pas d’aborder Bach, ce qui était le plus grand des regrets, maintenant, comme contre-ténor, je peux. A Paris, au temple du Foyer de l’Ame, rue Wagner, chaque premier dimanche du mois, on donne une cantate (http://www.foyerdelame.fr/Concerts/cantates.html ). Les musiciens invités arrivent la veille, déchiffrent une cantate et la donnent le lendemain. L’entrée est gratuite, comme du temps de Bach, et nous ne sommes pas rémunérés. J’ai tenté l’expérience récemment avec Elisabeth Joyé et c’était un bonheur de pouvoir donner du Bach ainsi, entre amis. J’ai chanté une Saint Jean et j’attends impatiemment une Saint Matthieu. Un Messie se profile aussi…

Dans le baroque, à part Ariodante, que rêvez-vous de chanter ?

Mais Ariodante, c’est un rêve impossible, je n’y arriverai jamais (Rires). Jules César, Ottone dans le Couronnement de Poppée.

Il y faut une voix justement très connectée au corps, profonde…

Oui, c’est très grave, mais c’est un rôle pour contre-ténor. On ne va pas le transposer pour un baryton ! Chez Monteverdi, j’aimerais aussi interpréter la Speranza et les madrigaux à voix seule, La Lettera amorosa, etc.

Une voix comme la vôtre se prêterait aussi fort bien aux personnages plus noirs, aux méchants comme Polinesso…

Polinesso, ce serait vraiment génial ! Mais la folie d’Orlando aussi. Pour nous, les contre-ténors, les rôles de Händel, ce sont nos grands rôles lyriques, nos Verdi. Rinaldo aussi, c’est du costaud! J’aime les méchants, j’ai aimé faire le Roi Ours, enfin, c’est un méchant un peu attendri, parce qu’il est tellement faible, c’est une bête humaine.

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Babysitting Tête de Cire de Robyn Orlin au Palais des Beaux-Arts de Lille, du 8 au 20 décembre 2012. Plus d’information

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