(Lauritz Lebrecht Hommel Melchior : né le 20 mars 1890 à Copenhague, décédé à Santa Monica, USA, le 18 mars 1973 – naturalisé américain en 1947)
« On ne naît pas ténor wagnérien ; on le devient. »
Comme souvent chez les grands ténors héroïques (que l’on songe simplement au plus prestigieux de la génération précédente, Jean de Reszké), c’est dans la tessiture de baryton que le jeune Lauritz Melchior fait ses classes, à Copenhague, débutant à l’Opéra Royal en 1913 dans le rôle de Silvio (I Pagliacci de Leoncavallo). On peut douter que le public d’alors, en entendant ce jeune baryton clair, presque léger, au phrasé si ductile, à la cantilène on ne peut plus italienne, ait pu imaginer que, quelque dix ans plus tard, cet artiste deviendrait le plus grand ténor wagnérien du XXe siècle ! Retour sur un phénomène vocal vraiment à part.
Les légendes entourant les vieux chanteurs sont souvent nimbées d’un rien de complaisance, et sentent parfois l’hagiographie posthume. Croira-t-on ainsi vraiment que Caruso ait chanté l’air de Colline dans La Bohème à la place de son collègue aphone un soir de représentation, au Met – devant en outre tourner le dos au public pour ce faire ? Qu’importe, l’anecdote en dit plus sur l’artiste et ses phénoménales capacités vocales que tout autre discours. Pour Melchior, la petite histoire veut que ce soit lors d’une représentation du Trouvère que le registre aigu de notre jeune baryton danois ait fait sensation. En effet, il aurait aidé la soprano, souffrante, en chantant avec elle le contre-ut du duo Leonore-Luna du IV. La célèbre contralto et pédagogue américaine Mme Charles Cahier (de son vrai nom Sarah-Jane Layton Walker, 6 janvier 1870-15 avril 1951), justement étonnée, aurait alors invité le jeune Lauritz à retravailler sa technique pour développer ce qui, à ses oreilles, était sa véritable tessiture : ténor. S’ensuivent quelques années où l’artiste s’attelle à la tâche, prenant une année sabbatique pour se refaire une technique, retravailler son souffle, son soutien – et tout un nouveau répertoire, bien entendu.
Deux autres rencontres vont alors décider de l’avenir du jeune artiste. Vilhelm Herold (1865-1937) tout d’abord, ténor danois qui avait eu sa petite heure de gloire en tant que heldentenor en Angleterre et aux États-unis au tout début du siècle. C’est auprès de lui qu’il travaille son changement de tessiture, évitant d’emblée à une source avisée quelques écueils du chant wagnérien. 8 octobre 1918 : Lauritz Melchior, métamorphosé, peut se présenter au public pour un second début de carrière, et dans l’un des rôles les plus éprouvants du répertoire wagnérien : Tannhäuser. Le tournant était-il trop précoce ? Le fait est que le succès n’est pas vraiment au rendez-vous. Copenhague fera toutefois confiance à son jeune artiste, lui donnant coup sur coup Canio (I Pagliacci) et Samson (Samson et Dalila, Saint-Saëns). La seconde rencontre sera plus décisive. Lors d’un voyage en Angleterre, Guglielmo Marconi (1874-1937), célèbre pionnier de la radio, l’entend en concert, et décide de lui proposer l’une des premières retransmissions radio de l’histoire musicale. Le hasard faisant parfois bien les choses, cette retransmission suscite l’intérêt d’un auditeur fortuné, l’écrivain Sir Hugh Seymour Walpole (1884-1941), par ailleurs wagnérien passionné. C’est lui qui offre à Melchior l’aide financière et le soutien moral dont il avait besoin pour peaufiner son travail, lui permettant de côtoyer les meilleurs professeurs de l’époque sans que l’urgence de gagner sa vie ne vienne compromettre le travail et la maturation nécessaires à cette transformation profonde. Il fallait que les échos de ses progrès aient été saisissants pour que Cosima et son fils Siegfried lui ouvrent les portes de Bayreuth, pour un Sigmund et un Parsifal durant l’été 1924, précédés d’un concert avec la soprano wagnérienne Frida Leider (1888-1975) sitôt 1923 à Berlin, d’un premier Siegmund à Covent Garden (mai 1924), et suivis de quelques sessions d’enregistrements… Cette fois-ci, le succès est immédiat et considérable, et ce sont alors les portes du Metropolitan de New York qui s’ouvrent à lui – pour un succès toutefois plus mitigé outre Atlantique ! Retour en Europe, Hambourg, Berlin, Munich, pour continuer le rodage en évitant de brûler les étapes. Chance ou intelligence de l’artiste, il peut alors alterner des rôles allemands et italiens, Lohengrin et Otello, Florestan et Radamès, apprenant ainsi à garder la souplesse qui trop souvent fera défaut à ceux qui, d’emblée et trop tôt, se seront spécialisés dans les rôles uniquement wagnériens, fatiguant leur instrument, raidissant leur souffle, émaillant leur timbre.
Fort de ces nouvelles expériences, de cet entraînement physique nécessaire à la santé vocale pour qui veut ne pas se brûler les ailes trop tôt dans Wagner, Melchior peut repartir tenter sa chance à New York. Ce sera le 20 mars 1929, pour un Tristan resté dans les annales. La suite est connue de tous, puisque ce sera dès lors une série ininterrompue de productions aujourd’hui restées dans la légende du chant wagnérien, pour la plupart heureusement sauvegardées et fréquemment rééditées. Dans Lohengrin, Walther et Parsifal, d’autres, plus légers, plus italianisants d’une certaine manière, pouvaient faire aussi bien. Franz Volker (1899-1963) fut ainsi un Lohengrin sans doute aussi génial que Melchior, de même que Thill avant lui, avec leurs aigus faciles, et ce nécessaire bronze dans la voix. Dans les plus redoutables Tannhäuser, Siegfried et Tristan en revanche, il était simplement inégalable, proposant un mélange inouï de puissance, d’endurance et de morbidezza toute italienne. Ici, les chiffres parlent d’eux-mêmes : André Tubeuf, dans la notice du CD paru chez EMI Références (récital Wagner), aligne les nombres de représentations : 229 fois Tristan, 188 fois Siegmund, 144 Tannhäuser, 128 fois Siegfried de l’opéra du même nom, et 107 fois celui du Crépuscule… C’est souligner par contraste la longévité exceptionnelle d’une telle carrière. Quel autre interprète ayant chanté plus de 200 fois Tristan peut se targuer d’avoir gardé jusqu’à 60 ans un timbre si frais, un souffle si tenu, un vibrato si naturel ? D’ailleurs, quel autre chanteur peut se targuer d’avoir chanté 200 fois Tristan ?… Jusqu’en ce 2 février 1950, date de ses adieux officiels (en Lohengrin), Lauritz Melchior aura sans interruption chanté ces rôles écrasants sur toutes les plus grandes scènes du monde, Covent Garden, le Met, le Colón de Buenos Aires, avec des partenaires aussi exceptionnels que Frida Leider, Lotte Lehmann, Kirsten Flagstad, Marjorie Lawrence, Astrid Varnay, Kerstin Thorborg, Margaret Klose, Friedrich Schorr… Les captations live permettent d’entendre l’incroyable vibration profonde de cette voix, capable des inflexions les plus diverses, tantôt électrique, tantôt mélancolique. Écouter par exemple à la suite « O König, das kann ich dich nicht sagen » du 2e acte de Tristan puis « Dir töne Lob » du début de Tannhäuser, et enchaîner sur « Mein lieber Schwan » de la fin de Lohengrin – dans le live de 1935 à New York surtout, avec Lehmann et Lawrence, dir. Bodanzky, peut-être plus extraordinaire encore que le pourtant plus célèbre live de 1940, toujours à New York, mais avec Rethberg et Thorborg, dir. Leinsdorf. Cette malléabilité vocale ne fut possible que parce que l’artiste avait su ne pas précipiter les étapes de son évolution. Certes, son gabarit de géant pouvait le prédisposer à de tels exploits, mais sans la prudence et la (relative) lenteur favorisée par les aléas de son parcours singulier (d’abord baryton, puis premières expériences en tant que ténor mais au succès mitigé, l’incitant à reprendre encore le travail) ; les ressources physiques nécessaires à une telle endurance n’ont ainsi pas été brusquées, elles ont pu se mettre en place de manière « naturelle » (si tant est que l’on puisse parler de « naturel » avec les exigences du chant wagnérien), et préserver cette italianité de base qui donnait tant de souplesse à son chant, son adaptabilité, sa morbidezza. L’école italienne donc, qui nourrit jusqu’au bout le sens du phrasé, de la cantilène, le legato souvent mis à mal par les rigueurs héroïques (pour ne rien dire des oukases de Cosima, qui pensait que le chant haché était plus proche des volontés du compositeur !), et la fondation grave de baryton, cette assise profonde qui est bien plus qu’une simple ressource en notes graves, tels semblent être les ingrédients du succès et de la longévité de Lauritz Melchior. On ne saurait trop vous inviter, si vous ne le connaissez déjà, à découvrir un enregistrement phénoménal : pour ses 70 ans, la radio danoise invita Melchior à un premier acte de La Walkyrie, où il chanterait lui-même le rôle de Siegmund – soit quelque 10 ans après sa retraite officielle ! Quelle surprise d’entendre alors ce vieux monsieur chanter ce rôle si ardu avec une voix quasiment intacte, un souffle à faire pâlir ses collègues deux fois plus jeunes ! Pour une ou deux pailles, bien compréhensibles à cet âge et après tant d’années loin des planches, c’est à une leçon de chant que Melchior convie la postérité. On ne peut dès lors qu’acquiescer à son idée selon laquelle on ne naît pas ténor wagnérien, mais on le devient – au sens où il faut se créer, par le travail et la patience, les moyens vocaux et surtout physiques nécessaires à ces rôles. Certes, tel ou tel chanteur peut en avoir, d’emblée, « naturellement », les capacités physiques, mais s’il veut pouvoir en profiter sur le long terme, le corps doit apprendre à soutenir tous ces efforts sans en pâtir, sans risquer les surtensions fatales au chant. Et ces évolutions physiques ne peuvent se faire que sur la longueur, le gosier seul n’étant qu’un élément nécessaire, mais bien insuffisant. C’est d’ailleurs pour cela qu’il créa la Fondation Lauritz Melchior, qui aide les jeunes chanteurs à prendre le temps nécessaire à cette évolution avant de se lancer dans le répertoire wagnérien.
Le portrait du grand ténor serait incomplet sans quelques mots sur sa carrière hors opéra. On sait que c’est parce qu’il avait laissé ses chiens de chasse attaquer des « visiteurs » de la Gestapo qu’il dut finalement quitter le sol allemand, laissant la place libre au seul Max Lorentz, en 1939. Mais ce départ outre-Atlantique devait lui ouvrir quelques portes auxquelles il n’eût certainement pas pensé : le cinéma. C’est en 1944, à l’âge de 54 ans, que Lauritz Melchior prend le chemin des studios de cinéma, pour un premier film : Thrill of a Romance (MGM, 1945). Lauritz melchior semble y jouer son propre rôle : un vieux chanteur danois amateur de bonne chère installé en Californie se fait la voix de bon matin en entonnant « Vesti la giubba » de Pagliacci et quelque romance scandinave (« Jag Eslker Dig » de Grieg)… Le succès mondial du film permet à Melchior d’ouvrir une brèche inattendue dans sa carrière, avec ce répertoire léger qu’il se fera un bonheur d’interpréter désormais, tant sur scène (il n’hésite pas à se produire dans des cabarets !) que pour le disque. Suivront quatre autres longs métrages, Two Sisters from Boston (MGM, 1946), This Time for Keeps (MGM, 1947), Luxury Liner (MGM, 1948) et The Stars are Singing (Paramount, 1953)
Discographie sélective
Choisir parmi les innombrables disques (officiels ou pirates) laissés par Lauritz Melchior relève de la gageure. Qu’on nous pardonne les omissions, inévitables !
- EMI Références : Lauritz Melchior chante Wagner (sélection des airs les plus célèbres, dont « Allmächt’ger Vater » de Rienzi).
- Danacord : Lauritz Melchior Anthology. 5 volumes parus chez l’éditeur danois. Les enregistrements du jeune Melchior encore baryton, les premiers pas du ténor dans un répertoire divers (français, italien – airs souvent chantés en allemand), avant que le wagnérien ne prenne le pas. Tout est anthologique. Mentions spéciales pour le « Dio, mi potevi scagliar » d’Otello, monumental (il se dit qu’un pirate d’Otello de 1939 à Covent Garden existerait. On se met à rêver…), ainsi que pour l’incroyable premier acte complet de La Walkyrie enregistré en concert en… 1960 !
Tannhäuser
- Flagstad, Halstead, Tibbett, List – dir. Bodanzky (live New York, 1936)
- Flagstad, Thorborg, Janssen, List – dir. Leinsdorf (live New York, 1941)
Lohengrin
- Melchior, Lehmann, Lawrence, Schorr – dir. Bodanzky (live New York, 1935)
- Rethberg, Thorborg, Huehn – dir. Leinsdorf (live New York, 1940)
La Walkyrie
- Lawrence, List, Flagstad, Huehn, Branzell – dir. Leinsdorf (live New York, 1940)
- Lehmann, List, Lawrence, Schorr, Thorborg – dir. Leinsdorf (live New York, 1940)
- Varnay, Kipnis, Traubel, Schorr, Thorborg – dir. Leinsdorf (live New York, 1941)
- Impossible de choisir entre ces trios versions, toutes mémorables – la dernière fut marquée par l’Histoire: Varnay et Traubel y débutaient toutes deux au pied levé, Varnay reprenant Brünnhilde huit jours après avoir été Sieglinde…L’exploit fut éclipsé par l’attaque de Pearl Harbor. La longueur époustouflante des « Wälse » de Melchior passerait presque inaperçue après tout cela !
- Acte I (+ extraits du II) : Lehmann, List – dir. Walter (Studio, HMV 1935)
Siegfried
- Flagstad, Laufkötter, List, Schorr, Habich,Andreva – dir. Bodanzky (live New York, 1937)
- Extraits de studio : Easton, Reiss, Tessmer, Bockelmann, Habich, Gruhn – dir. Coates / Heger (HMV 1929-1932)
Götterdämmerung
- Lawrence, Schorr; Manski, Habich – dir. Bodanzky (live New York, 1936).
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Extraits :
1- Leider, Janssen, Thorborg, List, Nezadal – dir. Beecham (live Covent Garden, 1936)
2- Flagstad, Janssen, Thorborg, Weber, Nezadal – dir. Furtwängler (live Covent Garden, 1937)
3- Leider, Janssen, Stosch, Schirp – dir. Furtwängler (live Covent Garden, 1938)
Tristan und Isolde
- Flagstad, Branzell, Schorr, Hofmann – dir. Bodanzky (live New York, 1935)
- Flagstad, Kalter, Janssen, List – dir. Reiner (live Covent Garden, 1936)
- Flagstad, Thorborg, Huehn, Hofmann – dir. Bodanzky (live New York, 1937)
- Flagstad, Schöffler/Janssen, Branzell/Klose, S. Nilsson – dir. Beecham (live Covent Garden, 1937)
- Traubel, Kindermann, Janssen, List – dir. Busch (live Colón, Buenos Aires, 1943)
Impossible de choisir entre ces interprétations, dont chacune recèle des merveilles uniques. L’énergie des débuts avec Flagstad en 1935, la fulgurance de Reiner en 36, l’équilibre apollinien de 37, la direction chambriste de Busch au Colón… A compléter par le duo du II avec Frida Leider (studio EMI).
Bibliographie
- Arnosi, Eduardo : Lauritz Melchior : El Coloso Wagneriano. (Buenos Aires, Torres Agüero Editor – 1994)
- Emmons, Shirlee : Tristanissimo: The Authorized Biography of Lauritz Melchior (New York, Schirmer – 1990)
- Melchior, Ib : Lauritz Melchior : The Golden Years of Bayreuth (Fort Worth, TX, Baskerville – 2003).
- Nually, Jana : Lauritz Melchior (Copenhague, Steen Hasselbalchs Forlag – 1969)