A l’heure de ses adieux à La Monnaie, José van Dam nous a accordé un entretien bien davantage tourné vers le futur que marqué par une quelconque nostalgie. Enseignement, récitals, retour à la vie normale aussi, telles sont les perspectives que le baryton-basse belge évoque avec appétit.
José van Dam, quel est votre état d’esprit à l’heure où vous quittez la scène de La Monnaie avec ce Don Quichotte ?
C’est une étape importante, mais avant tout, ce sont mes adieux à La Monnaie et pas tout à fait à la scène car j’ai d’autres engagements, à Genève et à Barcelone notamment. Après trente ans passés dans ce théâtre, que j’aime beaucoup, ce Don Quichotte était une belle occasion. Mais je ne quitte pas la musique ! Il est du reste possible que j’accepte de chanter dans d’autres spectacles et il est certain que je vais continuer à donner des récitals de mélodie et des concerts. Je ne pense pas trop au sentiment qui sera le mien lorsque le rideau tombera sur la dernière de ce Don Quichotte. Je retournerai à La Monnaie en tant que spectateur, en tout cas. Mais vous savez, il faut une fin à tout et je préfère que les gens regrettent que van Dam « ne chante plus », plutôt qu’ils regrettent que van Dam « chante encore » ! Ca ne sert pas à grand-chose de se tourner vers le passé ; il vaut mieux penser à l’avenir qui sera pour moi consacré de plus en plus à l’enseignement. Je n’aurais pas trop de regrets… et c’est mieux ainsi.
Justement, à propos de l’enseignement, quelle image gardez-vous de ceux qui ont contribué à bâtir votre voix ?
Quand j’ai rencontré celui qui fut mon unique professeur, Frédéric Anspach, j’avais treize ans et j’étais en train de muer. J’avais une voix naturelle, c’est vrai… et cela veut dire d’abord que j’avais la bonne manière de respirer et d’utiliser le diaphragme qui est indispensable pour chanter. La technique de chant, c’est à 70 % l’appui sur le diaphragme ! Frédéric Anspach m’a bien sûr apporté beaucoup, en me conseillant, par exemple, de « chanter clair » dans les graves, d’aller vers les sons plus ronds dans les aigus. C’était un très fin pédagogue. Par la suite, à Berlin, pendant que j’étais dans la troupe, j’ai pris quatre ou cinq leçons avec un professeur, M. Wolken, qui venait de Buenos Aires et qui était le professeur de Carlo Cossuta, qui était un bon copain. Ce monsieur n’était pas tout à fait professeur de chant : il s’occupait en particulier des asthmatiques pour leur apprendre à respirer sur le diaphragme et cela m’intéressait beaucoup. Il a été plutôt surpris que je veuille prendre quelques leçons, mais je voulais comprendre tous les mécanismes du souffle. Vous savez, je suis toujours perplexe quand je vois que certains consacrent des livres de plusieurs centaines de pages sur le chant, en évoquant la position de la langue et de tel ou tel muscle, ou encore que le chanteur doit écarter ses côtes… C’est vrai que lorsque l’on respire correctement, les côtes s’écartent, mais cela doit être automatique et il vaut presque mieux ne pas en parler, s’il n’y a pas de défaut à corriger. Le chant doit d’abord être un plaisir naturel et plus on en parle, moins c’est naturel et… plus ça se complique !
Est-ce que Frédéric Anspach vous a conseillé sur la construction de votre répertoire ?
Pas tellement parce que j’ai commencé à Paris à l’âge de 20 ans et je le voyais assez rarement parce qu’il était à Bruxelles. Il m’a aidé pour le choix des mélodies, ça oui, car il connaissait très bien cette musique. Ensuite, entre Paris, Genève et Berlin, j’ai commencé à me faire une idée de ce qui me conviendrait ou pas. Je le dis aussi souvent aux jeunes : celui qui vous connaît le mieux… c’est vous-même. A mes débuts, j’avais 25 ans, on m’avait proposé Mephisto… et j’ai refusé, c’était prématuré. Aussi curieux que cela puisse paraître, une carrière se bâtit beaucoup plus sur des « non » que sur des « oui », et c’est évidemment beaucoup plus difficile aujourd’hui qu’il y a quelques décennies. La concurrence est devenue plus forte. A mon époque, il y avait les Américains… maintenant ce sont les Coréens, les chanteurs de l’Est. C’est très bien car cette ouverture est bénéfique à tous mais pour les jeunes, c’est dur. Et les firmes de disque vous fabriquent une vedette en un an, pour vendre avant tout. Cela ne favorise pas le travail dans la durée.
Quel regard portez-vous sur le débat qui a enflammé la France il y a quelques temps à propos de la reconstitution des troupes lyriques ?
J’ai passé quatre ans à l’opéra de Paris, j’étais très jeune ; puis deux ans à Genève et six ans à Berlin. C’est grâce à ces douze ans de troupe que je chante encore aujourd’hui. Le plus gros du travail a été réalisé à Genève, en particulier sur le plan scénique, avec Lofti Mansouri qui a ensuite été directeur de l’opéra de San Francisco. J’étais très timide et il m’a aidé à extérioriser tout ce que j’avais en moi. Quand je suis arrivé à Berlin, après ma rencontre avec Lorin Maazel, j’étais prêt à chanter Leporello, Figaro et les autres. Sur le plan musical, j’ai alors énormément appris, avec des chefs de chant exceptionnels. Je me rappelle notamment Mme Hertha Klust qui y travaillait à l’opéra depuis 35 ans. Elle a même accompagné les tout premiers enregistrements de Dietrich Fischer-Dieskau. Cette dame m’a appris Figaro, Leporello, Alfonso, Golaud même car elle adorait Pelléas. J’arrivais chez elle ; elle demandait « Que fait-on aujourd’hui ? Don Juan ? » et elle se mettait au piano, sans partition car elle connaissait l’œuvre par cœur. Elle se rappelait les indications que Klemperer donnait à Rudolf Schock, celles de Bruno Walter… Elle était une anthologie à elle seule. En troupe, un jour je chantais Leporello, deux jours après le Sprecher dans la Flûte, qui dure trois minutes, et puis Figaro et un des veilleurs de nuit de la Femme sans ombre. On avait le temps de travailler, de se reposer. C’était l’idéal et j’ai toujours lutté en faveur des troupes, en vain malheureusement. C’est la vraie école pour les chanteurs qui sortent des conservatoires. Aujourd’hui, un jeune, aussi bon soit-il, va chanter un mois ici, un mois là… et entre les deux, rien ! Le travail doit être constant, au départ, pas irrégulier.
Revenons à votre activité dans l’enseignement, est-ce que c’est aussi une forme d’accomplissement ?
Il faut transmettre. On n’apprend pas à chanter dans un livre, ça n’est pas vrai. C’est un travail de bouche à oreille. Il faut accompagner l’élève dans ses efforts, essayer de lui transmettre tout ce qu’on a pu recevoir, en particulier en ce qui me concerne de chefs comme Maazel, Karajan, Abbado, Solti ou d’autres. Les remarques de ces chefs peuvent, par delà le temps, aider les jeunes chanteurs dans leurs recherches.
Vous aviez pensé créer une école de chant en France ?
Oui en effet. Le projet d’une école supérieure de chant était allé assez loin et je voulais le faire dans le midi de la France car la proximité de l’Italie et de l’Espagne était favorable et le Sud est un réservoir vocal formidable. Marseille s’était imposée. Je suis très attaché à cette ville – et je suis ravi que l’OM soit devenu champion de France de football ! Le maire de l’époque, Robert Vigouroux, avait même fait voter une subvention. Mais il fallait l’accord de toutes les collectivités et de l’Etat et au final, ça n’a pas marché.
Aujourd’hui, il y a la Chapelle musicale Reine Elisabeth…
Oui, absolument. J’essaie de poursuivre la même idée. Ca marche bien et je suis assez content. Nous essayons de compenser le manque de troupe, en faisant travailler les jeunes artistes à Bruxelles, avec des collègues comme Tom Krause, Teresa Berganza, June Anderson. Je suis là une semaine par mois. Depuis deux ou trois ans, une collaboration s’est montée avec l’opéra studio de La Monnaie et les petits rôles que le théâtre leur donne sont travaillés au sein de la Chapelle. Ainsi, dans Don Quichotte, les quatre soupirants viennent de la Chapelle. On les a préparés musicalement et Laurent Pelly, le metteur en scène, a vraiment joué le jeu en les faisant magnifiquement travailler. C’est leur mettre le pied à l’étrier d’une façon superbe.
Vous allez maintenant vous consacrer aussi davantage aux récitals ?
J’aime beaucoup le récital, exercice très difficile que j’ai attaqué assez tard, après presque 15 ans de carrière. C’est pour moi très important. Vous avez remarqué ? Les gens disent qu’ils vont « voir » la Traviata ou Carmen car c’est un spectacle total. Mais ils disent en revanche qu’ils vont « écouter » tel ou tel chanteur en récital. C’est un retour à l’essence de la musique. C’est très difficile, beaucoup plus que la scène, et j’ai plus le trac pour des récitals que pour des opéras. On y chante plus, d’abord, et on « n’est » pas Boris ou Méphisto. On est soi-même, seul et les gens viennent pour vous. Le répertoire est extraordinaire, que ce soit du côté du Lied allemand, avec Schubert, Schumann, Wolff ou Strauss, ou du côté de la mélodie en français avec Duparc, Debussy, Chausson… on peut faire 250 ans de carrière rien qu’en chantant de la mélodie ! Alors, c’est certain, il faut avoir le sens du mot et j’insiste beaucoup à La Chapelle sur la diction et la prononciation. Il faut en particulier chanter les consonnes. Les chanteurs savent qu’il leur faut chanter les voyelles… mais ils oublient les consonnes. C’est un tort. L’interprétation repose sur les consonnes. Et sur le texte bien sûr. Quand un Schumann ou un Schubert prend un texte de Goethe ou de Heine, quand Fauré ou Debussy prend un texte d’Apollinaire, de Verlaine ou de Rimbaud, c’est parce qu’il l’aime. Et s’il le choisit et le met en musique, c’est parce qu’il le trouve beau. Parfois le texte prime sur la musique. Il faut alors « réciter », avec le soutien du piano, mais le texte est au moins aussi important que la musique… qui repose sur le piano. Il faut que l’on comprenne ce texte. C’est très dur mais passionnant.
De quoi les prochains mois seront faits pour José van Dam ?
Des récitals ici et là. Une Veuve joyeuse à Genève ; Ariane et Barbe Bleue à Barcelone ; des concerts au Japon. Je vais aussi reprendre une vie plus normale. Vous savez, être 10 mois par an à l’hôtel, ça n’est tout de même pas très normal. Je vais aussi … aller à l’opéra, dans la salle, pas sur scène ! Je n’irai pas voir n’importe quoi car il y a souvent des mises en scène ridicules, mais il y a aussi des productions très réussies, avec de grands metteurs en scène, comme Laurent Pelly, comme Peter Sellars. Et j’irai voir leur travail !
Propos recueillis le mercredi 12 mai 2010, par Jean-Philippe THIELLAY