Le 7 avril 1866, sous les mille feux du glorieux Teatro di San Carlo de Naples, temple de l’opéra romantique italien avant l’illustre Teatro alla Scala, avait lieu devant un Saverio Mercadante aveugle et pourtant ému aux larmes, la dernière création de l’un de ses opéras, Virginia. La publication de son enregistrement en studio, effectué par Opera Rara (1), est l’occasion de se pencher sur un compositeur faisant le lien entre Donizetti et Verdi, et que l’on a du mal à faire sortir de l’ombre…
Le centenaire de la disparition de Saverio Mercadante, en 1970, relança l’intérêt autour d’un compositeur en son temps fêté et estimé. De reprises en véritables résurrections, on finit par connaître aujourd’hui une douzaine d’opéras parmi la soixantaine qu’il composa. Pourtant, la question alors posée par Rodolfo Celletti et judicieusement choisie comme titre de sa passionnante étude(2) est toujours d’actualité : « Mais au fond, Mercadante nous plaît-il ? ».
En effet, écouter —et réécouter— un opéra de Mercadante, laisse toujours son auditeur un peu perplexe… On finit par comprendre qu’il faut faire avec le « phénomène Mercadante », c’est-à-dire se trouver d’abord confronté à un grand utilisateur des formes alors reconnues et dans l’air du temps. Il s’agit des ingrédients parfaitements assimilés que constituent notamment la préparation à un air avec ralentissement du tempo, l’atmosphère feutrée et « planante » introduisant la cavatine (air d’entrée d’un personnage), la harpe lançant son délicat accompagnement… la mélodie commençant enfin… et nous laissant une curieuse impression de rester sur notre faim ! On se demande en effet quelle saveur est la sienne… Le fait est que si tous les « ingrédients » sont présents, il manque quelque chose auquel le talent et le savoir-faire de Mercadante (notamment cette science de l’orchestration qu’on lui reconnaît) ne peuvent suppléer : la qualité de l’inspiration, le fait qu’une mélodie soit parlante, accroche l’oreille, retienne l’attention.
C’est en ce sens que nous avons parlé plus haut d’ « utilisateur, » et c’est en cela que réside le problème de Saverio Mercadante. Tout au plus, parfois, le morceau « fonctionne », comme les cabalettes de Virginia et de son père au premier acte. On en jouit, mais elles ne marquent pas, ne donnent pas cette joie au cœur des mélodies qui plaisent, séduisent : on n’a pas envie de les fredonner. Bien des opéras parmi la douzaine de ceux de Mercadante que nous connaissons aujourd’hui laissent cette même impression curieuse d’insatisfaction. Orazi e Curiazi (1846), ayant pourtant fait sensation dans sa belle publication Opera Rara, parmi le public amoureux de genre n’échappe pas à ce manque, ni même l’opéra habituellement considéré comme « le » chef-d’œuvre de Mercadante, Il Giuramento (1837). Il y des exceptions, avec des partitions offrant plus d’unité et de séduction, comme La Vestale (1840), ou encore cette œuvre curieuse et malheureusement reprise une unique fois, au Teatro La Fenice qui fêtait le centenaire de la disparition du compositeur, en 1970 : Le Due Illustri Rivali. L’opéra fut créé en 1838, aux côtés d’une dangereuse rivale justifiant presque son titre, la sulfureuse Maria de Rudenz de Donizetti. L’œuvre de Mercadante comporte une hallucinante scène où l’héroïne que l’on croyait défunte revient à elle dans son tombeau, accompagnée d’une étrange et longue mélodie-plainte du basson solo. Il est vrai que le timbre bizarrement très callassien de l’interprète Vasso Papantoniou participe de beaucoup à la sensation saisissante de frisson que donne l’air…
Il y a aussi un côté systématique lassant chez Mercadante, ces inébranlables choeur d’amies, de nobles, de gens du peuple… qui s’installent, développent une mélodie, la reprennent imperturbablement et jusqu’à une durée de sept minutes ! Quatre choeurs ainsi construits pour les trois actes de Virginia, c’est beaucoup… mais, objectera-t-on, et ces chœurs de donzelle chez Donizetti ? Il est vrai que le grand Bergamasque s’en montre prodigue —mais de quoi ne se montre-t-il pas prodigue, en sa stupéfiante fécondité ! — et la splendide Gemma di Vergy (1834) par exemple, en comporte bien cinq, mais la variété des motifs et de leur combinaison, la brièveté même de ces parties chorales, et surtout le charme des mélodies : tout est là.
Mercadante nous réserve tout de même des moments de grâce, parfois fugaces comme ce récitatif précédant l’air de Virginia au premier acte, un bref moment mélodique s’élevant délicatement de la clarinette, sur les cordes qui soupirent doucement et que Virginia reprend, sur les paroles sensibles « Ove gli algenti / Marmi chiudono in grembo / Le reliquie materne » (Là où les marbres glacés / Renferment en eux / Les restes maternels). D’autres moments de grâce s’élèvent et nous ravissent d’une manière plus évidente, comme ces fameux concertati au parfum verdien, et développant une mélodie d’ensemble impressionnante. On a le bonheur d’entendre celui du Finale Secondo, et d’en découvrir rien moins que deux dans le finale de l’opéra ! S’ils sont longs à « démarrer », pour ainsi dire, à se mettre en place, ils élèvent efficacement par la suite, leur poignante harmonie.
Enfin, Saverio Mercadante suit les tendances modernistes qui séduiront Verdi, comme l’abandon des grands airs ou des ensembles concertants en tant que finales d’acte ou d’opéra, au profit d’un trio ou même d’un simple duo (sans jeu de mots). Il Bravo (1839), long et spectaculaire opéra, s’achève pourtant sans apothéose, sur un dramatique duo. Gaetano Donizetti, fut pratiquement le premier à « oser » un trio-final d’acte, dans L’Esule di Roma (1828), consciemment du reste, comme le montre une claire volonté exprimée dans une lettre. Vincenzo Bellini marchait sur ses traces pour le Finale Primo de Norma en 1831, l’une des causes de l’échec de l’œuvre, a-t-on dit, et Mercadante termine le premier acte de Virginia par un trio enflammé. Il est vrai qu’il utilisera abondamment, on l’a vu, l’ensemble concertant dans les deux actes suivants.
On définit souvent Mercadante comme faisant le lien entre Donizetti et Verdi, qu’il a du reste influencé… mais à l’époque de Virginia, Verdi a atteint de tels sommets nommés Rigoletto, Il Trovatore et La Traviata, qu’en tentant d’exister à leurs côtés, Mercadante se retrouve influencé par Verdi !Dans quelles mystérieuses proportions, pourrait-on être tenté de demander, intrigué par curieux retournement de situation. Il appartient à chaque auditeur passionné de le déterminer, à l’écoute des réelles splendeurs de Virginia…
Yonel Buldrini
(1) Lire la critique de l’enregistrement.
(2) « Ma in fondo, Mercadante ci piace ? », in : Discoteca hi-fi — Rivista di dischi e musica ; Anno XI, N° 105, Milano, novembre 1970.