Le monde de l’opéra est régulièrement animé par des débats qui au profane peuvent paraître parfois comparables aux disputationes de l’Université de Paris au XIIIème siècle sur l’unicité de l’âme intellective.
Philologues contre interprètes
Récemment encore, il fut question de savoir si la résurrection à Berlin du Vasco de Gama de Meyerbeer était une entreprise philologique ou une entreprise théâtrale. Philologique, elle supposait la fidélité à cette préfiguration de L’Africaine, à son texte imparfait, à ses longueurs peut-être. Théâtrale, elle devait faire la part des choses et présenter un spectacle qui, pour être une résurrection, devait néanmoins éviter les complications indues, les contradictions, les scories. Notre rédacteur, gardien du temple meyerbeerien s’il en est, en tint pour la première doctrine – dont il avait vu la scrupuleuse application à Chemnitz. Cependant, Roberto Alagna fit savoir qu’il s’autorisait les adaptations textuelles que Meyerbeer lui-même accordait en son temps à ses chanteurs. La disputatio peut se prolonger : où commence l’intégrité de l’œuvre ? où cesse-t-elle ? jusqu’où vont les droits du scoliaste ? et ceux des artistes ? En Sorbonne, les têtes s’échauffent sous la toque.
C’est cette même question que posa l’arrêt de la Cour d’Appel donnant raison aux ayant-droit de Bernanos et Poulenc contre Dimitri Tcherniakov. Ce dernier fut condamné pour avoir sciemment détourné la fin du Dialogue des Carmélites. Nouveau débat. Est-ce un arrêt inique ? ou bien une saine préservation des droits intellectuels et moraux des créateurs ? Lorsque les œuvres d’Anish Kapoor à Versailles furent souillées, tous en appelèrent au droit de l’artiste à voir son œuvre préservée de tous les vandalismes. Mais où finit la « relecture » et où commence le vandalisme ? Je caricature, bien entendu. Mais cette décision de justice peut susciter mainte interrogation face à bien des spectacles d’opéra où la vision du metteur en scène opprime l’œuvre plus qu’il ne l’exprime. De plus en plus de chanteurs se plaignent publiquement de ne plus pouvoir accorder leur chant à la mise en scène – récemment encore Domingo et Furlanetto l’ont fait savoir. Ce n’est pas un mince sujet et il faudrait que bien des docteurs s’y penchent.
Le drame de l’historicité
Tout cela pose en des termes toujours renouvelés la question de l’historicité des œuvres. A l’heure où Fabio Biondi enregistre I Capuleti e i Montecchi de Bellini avec Europa Galante (ce dont on se réjouit), on ne sait plus très bien où l’on en est de cette notion d’historicité. Cela dépasse de très loin la question des instruments d’époque. Dans les essais de Nikolaus Harnoncourt que j’eus récemment l’honneur de traduire, le grand chef autrichien est fort ambigu. De l’esprit ou de la lettre, on ne sait guère ce qu’il faut privilégier. Toute approche est, après tout, déformante. La rigueur du texte ne suffit pas à délivrer les fragrances qui s’y cachent. Voilà un débat sur lequel il faudrait revenir à nouveaux frais à la lumière des exhumations des quinze dernières années, qui nous en ont appris tant non point seulement sur la lettre d’œuvres oubliées mais sur leur esprit même. Nous ne sommes pas loin de l’unicité de l’âme intellective.
Renaissances
Exhumation, le terme est sacrilège ou médical. Il n’est pas adéquat. Redécouverte irait mieux. Souvent ici on s’est plaint (car on aime se plaindre, il faut l’avouer) du caractère extrêmement étriqué des programmations. Plus la maison est grande, plus le répertoire est maigre. Le disque, souvent critiqué pour offrir de la viande froide au lieu d’une entrecôte saignante, reprend ici tous ses droits. A la curiosité naturelle et parfois dévorante qui anime tout amateur de musique – tout amateur d’art en général -, le disque offre un contentement renouvelé. Cela est vrai pour le grand répertoire : qui se plaindrait qu’Antonio Pappano ait gravé une énième Aida, puisque c’est avec la crème de la crème du chant actuel et des forces orchestrales dont en dix ans il a fait une des plus belles phalanges au monde ? Cela est vrai pour le répertoire oublié : les disques qui désormais retiennent le plus l’attention sont ceux qui apportent du neuf – on songe ici aux entreprises éblouissantes du Palazzetto Bru Zane, entre autres. Tout cela cependant n’entretient-il pas une vision muséale de l’opéra, la (re)découverte écrasant de sa masse et de son autorité les créations ? J’en connais que cela exaspère. Parfois, il y a de quoi. Pourtant, cette musique qui nous est rendue est en somme aussi vivante que celle qui pourrait sous nos yeux émerger. Il est doux d’être le contemporain de Victorin Joncières.
Intégrité du texte, historicité des œuvres, redécouverte du répertoire : vite, des colloques ! Faisons sur ces nobles sujets se croiser les épées comitives ! Sortons des ornières quodlibétales et fixons la doctrine !
Toutefois, avant d’ouvrir la séance, je voudrais convoquer séant un gueux. Sa mise malpropre et son œil lourd trahissent une vie difficile. Il n’a pas eu droit, lui, aux devoirs de l’intégrité, aux égards de l’historicité, ni aux joies de la redécouverte. C’est furtivement que, de temps à autre, on se rappelle son existence. Le temps d’une ou deux soirées de festival, on lui donne un ou deux gages de considération avant de le renvoyer dormir à l’écurie. Fut un temps pourtant où il était au centre de toutes les attentions et égayait jusqu’à l’ivresse les meilleurs esprits : je veux parler de Paisiello. René Jacobs voici quelques mois rendit tout son lustre à son merveilleux Barbier de Séville. Il reste beaucoup de travail.
200 ans plus tard
En 2016, nous célébrerons le 200ème anniversaire de la mort de Paisiello. Un comité vient de se constituer à Naples pour veiller à la dignité des festivités. Comme il serait beau que ce soin s’étende à toute l’Europe où Paisiello brilla si vivement voici deux siècles. Avec sa renaissance renaîtrait tout un esprit dont certainement nous avons aujourd’hui bien besoin : une humeur dilettante, une légèreté retrouvée gagnée sur le malheur des temps et l’esprit philistin qui partout impose sa chape de sérieux et de gravité sénile. « Paisiello compose dans son lit. C’est entre deux draps qu’il a trouvé Le Barbier de Séville, la Molinara et tant de chefs-d’œuvre de grâce et de facilité » (Stendhal, Lettres sur le célèbre compositeur Haydn).
La grâce et la facilité, cela vous irait comme programme pour 2016 ?