Le Ciel nous est témoin : nous avions placé l’année 2015 sous le signe d’un optimisme volontariste et refusé de nous laisser abattre par les nuées noires s’accumulant sur nos têtes. Quelques jours après, la France se trouvait plongée dans la stupéfaction et l’horreur, heureusement consolées par une sorte de gigantesque séance de câlin collectif, le 11 janvier.
A priori, on ne voit pas bien en quoi ces événements devraient nous porter à douter de la capacité de la musique à éviter la barbarie. Au contraire (ici une sonnerie de trompette annonce l’entrée majestueuse d’un poncif) la culture est ce qui nous sauvera. Rien de tel contre l’obscurantisme que la pratique éternelle des arts et des sciences de l’esprit, n’est-ce pas ? L’épisode Charlie apporte une réponse cinglante à ceux qui croient pouvoir faire des économies sur la culture, en des temps menacés par le fanatisme aveugle (ici, nouvelles sonneries de trompette : le poncif se retire dignement).
Hélas, cher lecteur, tu sais bien que tout cela est beaucoup plus compliqué. Tu le sais bien, l’art fut de tout temps victime de la barbarie. Le récent auto-da-fé de Mossoul le confirme une fois de plus, mais il nous renvoie à ceux qui sévissaient en Europe il n’y a point si longtemps encore. Et nos meilleurs amis en affaires, les Chinois, ont mis au rebut la totalité de leur héritage culturel – mais on les aime quand même, business étant business.
Allons plus loin : la barbarie ne grandit pas seulement sur le terrain de la misère culturelle. Elle s’enracine aussi sur les terres grasses de la culture subventionnée. En un sens, la prédisposition au fanatisme est une donnée de l’esprit, non une circonstance sociologique.
Au cœur de cette dialectique lassante entre culture et barbarie, au cœur des clichés que cela charrie, et qui nous amèneraient presque à considérer Wolinski (paix à son âme) comme un moderne Michel-Ange, se trouve en fait un immense malentendu sur la notion même de culture. En ce concept s’entassent le patrimoine, la création, tous les arts, les savoirs, la bibliothèque et le laboratoire, l’érudit et le provocateur. Bref, il faut bien le dire : la « culture » n’exclut pas la connerie, et même elle n’exclut pas la barbarie (George Steiner a passé une bonne partie de sa vie à vaticiner sur cette évidence).
Ce qui exclut la barbarie, c’est la morale, c’est-à-dire la conscience de soi reliée à l’altérité. Le vrai drame de notre temps est que le lien éternel entre morale et culture a été délibérément dissous. Il n’a pas fallu attendre la Shoah pour que déjà se mette dans la conception de l’art un germe de nihilisme (lisez Kraus), qui n’a fait que prospérer depuis. L’art pour l’art, le post-modernisme, la trangression comme posture, n’ont fait qu’éloigner de la culture la notion même de conscience, non seulement religieuse, mais même simplement humaniste. Le terme même d’humanités a disparu des enseignements autant que les disciplines qui le constituaient. Comme le disait récemment Annette Wievorka, « plutôt que le « devoir de mémoire », la « repentance » et la « laïcité républicaine », j’aimerais qu’on enseigne l’Histoire et la construction de la vérité ». La vérité a à voir avec la morale. Le reste n’est que mots-valise.
Le problème avec l’opéra, c’est que de toutes les formes d’expression culturelle, il est sans doute celui qui s’est le plus résolument éloigné de toute idée de conscience. Le répertoire s’est pétrifié autour d’œuvres dont on ne perçoit plus la dimension politique et morale. Quel catholique se sent encore offensé par Don Carlos ? Quelle nobliau tord le nez aux Noces de Figaro ? Qui se sent sincèrement bousculé par le destin de Lulu ? Une énorme distance s’est mise entre l’opéra et nos consciences. Le salutaire travail de quelques metteurs en scène pour nous faire saisir la fameuse « actualité » de ces œuvres s’est heurtée à une évidente inactualité, le tout accouchant de monstres visuels, d’intentions artificielles, de constructions spécieuses rejetant le public presque malgré lui dans le conformisme douillet d’une conscience assoupie. L’opéra est en réalité un genre hédoniste, dont mainte racine a été tranchée, dont le rituel même s’est évaporé. Il ne survit que par des œuvres contemporaines en prise directe avec nos consciences – mais elles sont submergées par la masse du répertoire.
C’est ainsi que l’Opéra de Paris cette année ne proposera pas une seule création. Qu’importe me direz-vous ? Les metteurs en scène prendront le relais pour nous rendre proche ce qui est si lointain. Les mêmes causes produiront les mêmes effets. Certains siffleront, d’autres adoreront. Et les consciences resteront endormies. Et l’on parlera ad nauseam de cette culture qui nous préserve de la barbarie.
Au moins, sous ce discours de façade, le directeur de l’Opéra de Paris en infuse un autre, plus comestible: un discours marketing. D’abord, il faut un slogan : « Oser. Désirer. Frémir » L’Opéra de Paris, ce succédané de Chanel n°5. Ensuite il faut un geste fort : le retour des stars. Netrebko, Harteros, Terfel seront là (à vrai dire, les autres étaient déjà là, et nous ne parlerons pudiquement pas des stars qui manqueront à l’appel : ce serait faire du mauvais esprit). L’Opéra de Paris, ce festival de Cannes. Enfin, il faut des messages : le long terme, l’unité, la nouveauté. L’Opéra de Paris, ce Saint-Gobain du lyrique. Nous retrouvons tous les ingrédients d’un plan de communication et marketing, faits d’assertions toutes réversibles, mais finalement bien troussées, vendeuses, avec le lexique et les démonstrations qui nécessairement l’assaisonnent. Et cela nous va, il faut le dire, très bien.
Mais, de grâce, qu’on ne vienne plus nous parler de culture, de barbarie, et de tout le toutim. La pub, voilà l’avenir.