L’autre jour, me replongeant dans Elektra pour les besoins de la cause, je lisais çà et là les propos éclairés de quelques experts de la chose. Soudain, je remarquai que mine de rien, ces gens censément braves, criticulant dans leur coin sur Elektra ou toute autre œuvre sans chercher les acclamations de la foule, dissertant tout à part eux dans le secret de leur cabinet, s’attirant même parfois sourires condescendants et méfiance jusque dans les rangs de leurs semblables, ces braves gens donc convoquaient dans leur propos les arcanes de la musicologie straussienne, enracinée dans Mahler, Bruckner, Mozart, Wagner ; ils citaient comme si de rien n’était l’Electre de Sophocle, les théories de la catharsis, la lecture wilamowitzienne de la tragédie antique revue par Vernant ; ils n’hésitaient pas à aller chercher dans les écrits de jeunesse et les paralipomena de Hofmannsthal telle clef de lecture susceptible de nous faire entrer plus avant dans le dédale de cet opéra. Passaient comme des ombres projetées sur la paroi de la caverne les figures tutélaires de Shakespeare, Homère, Eschyle, Racine. Et tout cela traînait en libre accès dans des articles disponibles sur internet. Elektra est une chose ; mais les exemples analogues abondent. Il n’est pas de propos sur Verdi qui tienne sans que Manzoni, Alfieri, Euripide, Shakespeare, Diderot, Schiller ne soient appelés à la rescousse en même temps que Wagner et Donizetti, Liszt et Mozart. Le critique musical demande à John Keats de s’attabler chez Robert Schumann, à Arnold Böcklin de deviser avec Dante. L’évocation des œuvres et des compositeurs donne rendez-vous même heure, même lieu, même motif à Platon et Victor Hugo, à Bach et Montaigne, à Goldoni et Georg Trakl. Etrange pandémonium qui nous semble, à nous mélomanes, assez naturel. On ne comprendrait même pas qu’un papier un peu nourri sur tel ou tel opéra ne plonge pas ses références au plus profond de la culture européenne. Honte à celui qui n’identifie pas la citation, le rappel, la note de bas de page implicite qui donne tout son sel et toute sa saveur au genre lyrique, confluence de tous les arts. L’hyper-référencement est un sport cher au lyricomane. L’opéra contemporain même ne se comprend pas sans Rimbaud et Kafka. Au rebours de cela pullule dans nos sociétés ce qu’il est d’usage d’appeler une culture « métissée », et qui n’est en fait que l’effacement de toute différence par l’agglomération indistincte de traditions diverses. La musique aussi sait être oublieuse de ses dettes. Le marketing est là pour faire oublier cette année ce qui fut l’an dernier ; alors imaginez, ce qui fut il y a cent ou deux cents ans. Les traditions les plus anciennes peuvent en être blessées à mort : demandez aux musiciens africains ce qu’ils retrouvent de leur vision dans les borborygmes qu’on nous sert sous certains labels estampillés « musiques du monde ». Ainsi, il se pourrait que le véritable élitisme qu’on stigmatise dans le monde de l’opéra ne soit pas financier, mais relève strictement de cet attachement à une mémoire commune qui unit les amateurs contre vents et marées et qui, avec les ans, semble de plus en plus aux nouveaux-venus relever du code cryptique, de l’entre-soi jaloux, de la préservation d’un pré carré. Mais comme ce pré est vaste. Comme il est divers et riche. Comme sont nombreux les spécimens qui le peuplent. Comme sont vertes et belles les langues qu’on y parle. Toujours neufs les dialogues qui s’y nouent. C’est notre Babel à nous, unique et indestructible. Amnésiques s’abstenir.