Il y a bien vingt ans, une très charmante dame qui avait une passion pour les horribles chants bulgares, alors très en vogue, eut à cœur de me faire partager une de ses autres vénérations musicales : Moreschi. Elle était fascinée par le fait qu’on puisse entendre dans son salon la voix aérienne du dernier des castrats. M’eût-on fait passer ledit enregistrement de Moreschi pour une captation live de Florence Foster Jenkins le jour de ses quatre-vingts ans, que je l’eusse cru volontiers.
En tout cas, j’étais fort loin de penser, alors, que les castrats deviendraient vingt ans plus tard l’objet d’une passion publique. Certes, les contre-ténors commençaient à se répandre, exhumant le répertoire historique seyant à leurs miaulements ; mais ils n’attiraient qu’une frange limitée de musicographes et de mélomanes. Las ! Aujourd’hui, il n’est simplement plus possible d’envisager le monde musical sans la présence partout de vocalistes hommes ou femmes tentant de reconstruire l’identité vocale des plus fameux des castrats, d’en redécouvrir le répertoire et même d’en imiter le timbre androgyne.
Derniers en date, Jaroussky et Bartoli nous régalent de pages musicalement assez insignifiantes portées (heureusement) par leur conviction d’interprètes. Désormais, le contrat est clair. On ne se contente pas de retrouver les grands airs des castrats. On déclare sans fard être fasciné par cette androgynie, par le mystère de la castration lui-même. Le livret du disque de Bartoli, dont on m’avait dit combien il était admirablement érudit, m’a, de ce point de vue, enchanté. Des instruments chirurgicaux, des dessins médicaux en coupe, des scènes d’ablation, y sont reproduits. Le texte même s’attarde avec complaisance sur les effets physiologiques de la castration, et sur la sexualité trouble des castrats – entre bisexualité, prostitution, travestissement, déchéances diverses. Seul regret : on ne dit pas à quelle sauce étaient accommodés les rognons.
Allons, soyons larges d’esprit et ouvrons-nous à ce qui fut une part de la réalité de certaines époques ! Ne nous laissons pas émouvoir par le mélange de marketing musical, de voyeurisme affirmé et de pyrotechnie gloussante ! Et surtout, ne nous laissons pas décevoir par ce qui éclate aux oreilles depuis toujours à l’audition des disques consacrés aux castrats-stars : personne n’est capable de faire plus que suggérer ce qui pouvait motiver d’aussi barbares pratiques. Bartoli même nous fait entrevoir parfois, dans certains passages de certains airs, ce qui pouvait être l’acmé fantasmé de certains mélomanes d’autres temps les portant à castrer les enfants – on croit deviner, ponctuellement, une transe, un frisson, une virtuosité confinant non à l’exploit vocal, mais à la création d’outre-monde, comme l’entrée dans une sphère musicale inaccessible au commun, et dont l’accès se paye cher : pour cette extase-là, on renonce à toute autre. Le triste de la situation est que ce ne sont que quelques secondes et une grande volonté d’autosuggestion qui nous font entendre cela. Le reste est fusées et roucoulements, saupoudrés du remuement morbide d’évocations historiques un rien écœurantes.
On s’en voudrait de ne pas relever le défi, et de ne pas contribuer au développement de cette nouvelle vague de la production discographique, pauvre en musique mais si riche en suggestions saumâtres. C’est pourquoi je propose que l’on nous reconstitue bientôt tout un répertoire autour de la peste bubonique. Le choléra serait aussi le bienvenu : un album intitulé « Choléra ! » aurait du succès. Je me demande s’il ne fut pas un temps où certains nains difformes avaient eux aussi un répertoire de chansons à boire très affriolant : cela vaudrait le détour. De même, je ne détesterais pas savoir ce que chantait la femme à barbe à la cour du roi Henri. Et quelles merveilles doivent dormir dans les bibliothèques quand on songe à l’extrême difficulté d’écrire pour l’homme à deux têtes (des duos de toute beauté), aux sonorités vocales si particulières de l’homme à trompe d’éléphant, aux gracieuses cantilènes entonnées par les condamnés à l’écartèlement, sans mentionner le chant viril des bourreaux – tout un disque consacré aux airs composés pour Sanson père et fils ! Mais attention ! Nous ne tolérerons ces disques à programme que fournis d’une riche iconographie, de commentaires savants et de notes de bas de page ! Tout de même, nous ne sommes pas des sauvages.
Sylvain Fort