Basse consommation.
Voici les frimas, et voici Noël. Avec un certain sens de l’à-propos, les municipalités tendent aux façades et entre les façades de leurs plus commerçantes artères des guirlandes lumineuses – myriades d’ampoules – invitant à la joie, et à l’achat (car qui est joyeux achète une console Nitendo, c’est bien connu). La crise aussi est là, et les mairies sont quelque peu honteuses de dépenser en onéreuses décorations les sommes qui pourraient servir à loger décemment quelques citoyens nécessiteux – les illuminations des Champs-Elysées n’empêchent pas qu’on meure au bois de Vincennes, dans une obscurité totale.
Allons, les maires se récrient et assurent songer aux finances de leur ville. Cette année, les ampoules utilisées seront donc à basse consommation. La bonne électricité épargnée par les loupiotes municipales pourra donc être utilement consommée par les magasins vides qui ouvriront le dimanche. Applaudite cives.
La basse consommation devient de règle. Votre foie gras sera chinois, votre champagne sud-africain.La bûche sera sans sucre, et la dinde remplacée par du poulet de Tchernobyl. Si ce n’était que cela, nous en serions quitte pour quelques cuillères de bicarbonate. Mais la musique aussi est concernée ! Avez-vous regardé le programme des réjouissances en 2009 ? Il semble que le principe d’économie ait pour conséquence première l’apothéose du récital. Partout, en matière lyrique, nous aurons droit à la visite éclair de quelques pointures du chant international, venus débiter le temps d’une soirée la suite d’airs qu’ils iront le lendemain servir réchauffés à Madrid ou Berlin.
Rien ne sera plus brillant que les assemblées venues applaudir les roulades de l’une et les acrobaties de l’autre, venues guetter le contre-ut ou se pâmer à la cabalette. Voudrons-nous, pour échapper à ces numéros de cirque devenus la norme, nous retrancher chez nous, avec nos disques ? Nous nous verrons alors accablés ad nauseam de récitals thématiques, d’arias choisis, de « cartes de visite », et dans le plus beau des cas, l’Orchestre Philharmonique de Vladivostok dirigé par Mikhaïl Bhagh-Aitenmouss accompagnera non pas un mais – ô joie – deux chanteurs ! Et si vous êtes bien sages, on recrutera même les Chœurs du Théâtre National de Macao.
Entendons-nous, un beau récital est toujours un grand bonheur. Mais un beau récital, ce n’est pas une star et un orchestre de seconde zone. C’est d’abord un programme pensé, copieux, recherché, artiste, ensuite c’est une rencontre avec des musiciens ; mais nous voici otages de programmes convenus, de tranches d’opéra encore sanguinolentes, parfois entrelardées d’airs inconnus qui ne perdraient pas à le rester.
Et le pauvre chanteur condamné à ces numéros d’ours danseur regarde avec égarement la énième salle à laquelle pour la énième fois il va livrer le sanglot millimétré, l’ornement pourpensé, l’accent mille fois répété. Certains donnent l’impression de ces vieux clowns qui, après leur dix-millième spectacle, ont conçu pour les enfants une haine cuite et recuite, à ces acteurs pornographiques rêvant d’une femme sans silicone. Il faut tout le culot d’une Natalie Dessay – vive elle ! – pour faire sentir bien nettement au public qu’elle combat à la fois, pendant ce genre d’exercice, un copieux ennui et la tentation de fuir. Si, lors d’un récent récital de Madame Bartoli, je me suis enfui avant la fin, ce n’est pas par dédain pour cette grande artiste, mais parce que m’affligeait le sentiment que son énergie apparente cachait mal le poids de la routine pesant sur ses épaules dodues.
Certes, ces récitals font le plein, font causer, et coûtent moins cher qu’un opéra entier. Les plus grands chanteurs sont en tournée comme n’importe quel artiste pop. C’est la règle. Mais combien on préférerait entendre Roberto Alagna dans Luisa Miller plutôt que dans un « Hommage à Caruso » !
La basse consommation comme fin en soi a quelque chose de malsain. Elle est dénaturante. Même les ampoules des maires de France pourraient se révéler de vraies saloperies, puisqu’elles contiennent du mercure, un polluant puissant et non-recyclable, et émettent des radiations néfastes, sans parler de leur rayonnement stromboscopique, nuisible aux yeux. En musique, la basse consommation conduit à proposer aux spectateurs des espèces de buffets froids, avec viande prétranchée sous vide et petits fours dégoulinant dans la chaleur ambiante. Aucune intensité, aucune authenticité, et finalement aucun intérêt.
Voici Noël et voici l’année nouvelle. Qu’elle ne vous soit pas seulement bonne, mais forte, mais inoubliable. Que votre passion ne se dilapide pas dans les colifichets et la verroterie. Plus que jamais, nous espérons vous croiser non aux galas suintant l’ennui et la disgrâce, mais à ces concerts que savent encore donner, dans des salles moins connues, des musiciens vivants. Puissions-nous, cher lecteur, avoir l’honneur de partager avec vous dans quelque église oubliée ou dans un théâtre peu couru les moments denses offerts par des artistes encore artisans, des interprètes pleins de questions, de francs ouvriers de la sonorité et du sentiment. Quelque chose nous dit que l’année nouvelle, avec ses crises, ses guerres, ses bombes et ses laideurs, nous renverra aux catacombes, dans l’ombre de nos amours gratuites, dans les sous-sols de notre foi éprouvée. C’est dire si l’année sera belle.
Sylvain Fort.