Fantasme avoué, fantasme assumé et sporadiquement assouvi à Martina Franca en 2011 dans Aureliano in Palmira, Franco Fagioli a toujours voulu chanter Rossini, ce qui ne coule pas de source lorsqu’on est contre-ténor mais n’est pas non plus tout à fait absurde. Certes, on n’avait pas du fausset en Italie au début du 19e siècle le même usage qu’aujourd’hui. Les castrats vivaient leur crépuscule et un usage redoublé de la voix de contralto féminin tentait de combler le vide vocal laissé par leur disparition. En attendant l’avènement du ténor romantique – dans les années 1830 –, les rôles de primo uomo étaient confiés à des femmes, prolongation troublante de la confusion des sexes dont l’opéra baroque avait fait son paradigme. Que les contre-ténors, appelés au 20e siècle à se substituer aux castrats, poursuivent aujourd’hui leur conquête de répertoire en empiétant sur le territoire du contralto rossinien relève alors d’une certaine logique. Encore faut-il avoir les moyens de ses ambitions, c’est-à-dire disposer d’une technique, d’une étendue et d’une projection suffisantes pour assumer des partitions redoutables tant en termes d’héroïsme que d’agilité. Le pari n’est pas gagné d’avance, peu s’y sont finalement risqués, un seul y est parvenu jusqu’à présent mais en studio – en 2006 – : Max Emanuel Cenčić.
A l’apogée d’une carrière phénoménale, Franco Fagioli reprend le flambeau des mains de son illustre aîné avec une démarche autre. Buenos-Aires à la fin des années 1990 ignorait la musique baroque telle qu’on l’apprenait déjà en Europe depuis une vingtaine d’année. C’est à l’école du bel canto romantique, avec des partitions de Rossini et Donizetti, que l’Argentin a développé cette voix fabuleuse dont la longueur, les couleurs et la puissance, supérieures à celles de ses congénères, ne cessent de stupéfier. On la retrouve ici dans ce qui s’apparente à un retour aux sources donc – alors que les rôles rossiniens abordés, Tancredi et Arsace (Semiramide) exceptés, ne sont pas les plus fameux de leur catégorie.
Siveno, par exemple, qui ouvre le programme – et le referme dans la version digitale de l’album – est un des protagonistes du premier opéra composé par Rossini (mais le sixième représenté – à Rome en 1812) : Demetrio e Polibio, œuvre d’étudiant dans laquelle Stendhal trouvait tout de même matière à s’extasier. Difficile de donner du relief à ce qui relève d’abord de l’exercice scolaire, même si l’on sent dans ce brouillon des chefs d’œuvre à venir une jubilation rythmique qui n’appartient qu’à Rossini, une humeur capricante dont Franco Fagioli épouse chacun des contours avec une facilité déconcertante. Le chant obéit aux soubresauts de l’écriture, la vocalise est déliée, les changements de registre imperceptibles, les variations débordent d’imagination sans que le style ne pâtisse de la richesse de l’ornementation. Tout est en place, tout fait sens, tout s’impose. Ce n’est que le début…
Qu’il s’agisse ensuite d’Ottone, dans Adelaide di Borgogna, maillon fort d’un ouvrage composé à la va-vite – en moins de trois semaines, parait-il – dont deux larges scènes, avec chœur, dessinent la stature chevaleresque, qu’il s’agisse d’Edoardo dans Matilde di Shabran et de son paronyme Eduardo dans Eduardo e Cristina, qu’il s’agisse d’Arsace et de Tancredi – plus redoutables car davantage sujets à comparaison –, le contre-ténor ne se contente pas d’embrasser les états d’âme changeants de chaque rôle ; il tète amoureusement ces deux mamelles du chant rossinien que sont le canto spianato et fiorito, usant des figures de style voulues selon l’effet recherché – messa di voce, trilles, roulades exposées sans ostentation comme un précis de grammaire belcantiste. La complicité entretenue avec George Petrou au fil de leurs collaborations successives – la dernière en date étant Giulietta e Romeo de Zingarelli à Salzbourg au mois de mai – n’est pas sans conséquence sur la haute tenue de l’ensemble. Ces deux-là respirent de concert tandis que l’Armonia Atenea insuffle à la musique de Rossini une vigueur baroque réjouissante et que les solistes — cor, cor anglais, violon – rivalisent de virtuosité expressive avec le chanteur.
S’il fallait choisir, Ottone, de tous ces héros intrépides, serait celui qui emporterait la préférence avec un « Al trono tuo primiero » qui, dans une maigre discographie, se hisse aux côtés de celui de Martine Dupuy. Mais comment passer sous silence la noble assurance d’Arsace alors que Franco Fagioli doit coiffer le panache flamboyant du fils de Semiramide cette saison à l’Opéra de Lorraine, nouvelle réalisation d’un fantasme qui, on l’espère, trouvera bientôt sa consécration dans la Jérusalem rossinienne : Pesaro.