2014-15 fut en France une saison Anna Prohaska, avec Blonde à Garnier en octobre, puis Morgana aux côtés de l’Alcina de Patricia Petibon à Aix en juillet. Auparavant, Paris l’avait en entendue de manière assez imprévue dans un Dido and Aeneas de concert, où elle avait in extremis remplacé Simone Kermes initialement annoncée. Pour être une reine de Carthage à cent lieues des mezzos souvent distribuées dans le rôle, des sopranos à la voix ample et sombre, elle n’en avait pas moins imposé une présence magistrale. Est-ce alors que germa l’idée du présent disque, qui associe à Didon la figure tout aussi royale et suicidaire de Cléopâtre ? Historiens et librettistes prêtent pourtant à la reine d’Egypte une personnalité bien différente : là où Didon se drape dans sa douleur de veuve, Cléopâtre s’enroule dans un tapis pour être livrée aux pieds de César. L’une est séduite quand l’autre est séductrice, l’une est abandonnée par le futur fondateur de Rome quand l’autre voit mourir l’un après l’autre ces deux Romains sur lesquels elle fondait ses espoir.
Même si les interludes instrumentaux permettant de savourer les couleurs des musiciens du Giardino Armonico expertement dirigés par Giovanni Antonini sont issus d’œuvres tout autres, le pari de ne réunir que des airs chantés par Didon ou Cléopâtre est à peu près respecté : seuls trois airs, bien que venant d’opéras inspirés par ces deux personnages, sont en fait confiés à d’autres protagonistes. Tout le reste est censé sortir de la bouche d’une des deux reines. Autrement dit, on pourrait résumer ce disque à la devise « Majesté, volupté, virtuosité », ces trois qualités étant requises tour à tour pour relever le défi de ces airs composés entre 1640 et 1740. Sur ces trois points, la chanteuse se montre assez exemplaire, mais on serait ausitôt tenté d’ajouter une quatrième qualité, qui lui fait à certains moments défaut : la sincérité, cette faculté d’émouvoir dont Anna Prohaska est dotée à la scène ou au concert, mais qu’elle perd parfois de vue en studio. Elle semble ainsi passer à côté de l’air de la Cléopâtre de Haendel, au moment où la reine doit le plus toucher l’auditeur : ce chant est trop calculé, trop calibré pour attendrir. Pour les autres compositeurs, ce manque de naturel s’avère beaucoup moins sensible. Dans l’ « A dio regni, a dio scettri » de Daniel da Castrovillani, la diseuse sait déclamer et donner aux mots leur juste poids, sans afféterie aucune, sans le maniérisme qu’on pourrait lui reprocher dès sa première intervention en Didon de Purcell.
Heureusement, un autre aspect de ce disque compte aussi beaucoup : à côté de pages ultra-célèbres, il met aussi un coup de projecteur sur des œuvres un peu moins fréquentées. C’est particulièrement vrai de la Didon du Hambourgeois Graupner (1707), qui mériterait d’être mieux connue ; Anna Prohaska a d’ailleurs participé à Berlin en 2010 à une exécution intégrale de cet opéra, mais elle y tenait les rôles de Junon et de Vénus. L’air de La Cleopatra de Castrovillari, mentionnée plus haut (1662), a également été chanté par Cecilia Bartoli à Salzbourg en mai 2012 lors de son concert « Cleopatra virtuosa », mais comme ce programme n’a pas (encore ?) fait l’objet d’un disque, Anna Prohaska en a la primeur.