Vous savez ce qu’est un « musicologue créatif » ? C’est très simple : il s’agit d’un musicologue dûment formé et diplômé, qui s’appuie sur ses connaissances pour réinventer des opéras laissés inachevés par leur compositeur. Robert Orledge est de ceux-là, et ses talents s’exercent sur des partitions de Debussy pour lesquelles parler d’inachèvement demande déjà pas mal d’imagination, semble-t-il.
Quelques précisions chronologiques, d’abord. En 1908, Pelléas est donné avec grand succès au Manhattan Opera House ; le Met, institution rivale, s’empresse de contacter le compositeur qui a plusieurs projets plus ou moins en cours, plus ou moins abandonnés. Il y a un Tristan « tour à tour tragique et facétieux » dont n’ont survécu que douze mesures jointe par Debussy à une lettre d’août 1907. Il y a surtout un double-bill autour d’Edgar Poe, qui avait tout pour plaire aux Américains. Si l’on connaît relativement bien La Chute de la maison Usher, on sait moins qu’un volet comique devait être associé à l’angoissante mélancolie ushérienne, sous la forme d’une adaptation de la nouvelle Le Diable dans le beffroi. Seul hic, de cette légende fantastique n’existent que quelques pages esquissées. Cela n’a jamais empêché personne de vouloir interpréter cette musique : en 2012 encore, l’Atelier lyrique de l’Opéra de Paris en proposait sa propre version, en faisant déclamer par un comédien le livret du Diable élaboré par Debussy lui-même.
Pour La Chute de la maison Usher, les tentatives d’achèvement ont commencé dans les années 1970, avec des résultats d’une durée variable, mais en général inférieure à une demi-heure : le présent enregistrement offre 50 minutes ! C’est cette version qui a été publiée en DVD en 2008 (Capriccio), captée au festival de Bregenz, avec notamment Nicolas Cavallier dans le rôle de l’Ami. Cette fois, William Dazeley, vu jadis en Pelléas Salle Favart, est une Roderick Usher tout à fait idiomatique. Le soprano clair de Lin Lin Fan est fort agréable et Eugene Villanueva se révèle un Ami très correct, mais le Médecin nasillard et au français difficilement acceptable de Virgil Hartinger vient tout gâter. Quant à ces cinquante minutes de musique, qui consistent essentiellement en un dialogue de barytons, on a l’impression d’entendre la scène de la grotte de Pelléas étirée au-delà du raisonnable.
Là où intervient particulièrement le musicologue créatif, c’est lorsque Le Diable dans le beffroi devient un véritable opéra, certes bref, mais quand même : il a dû falloir beaucoup de créativité pour en arriver là. Si Usher ressemblait presque trop à Pelléas par son livret comme par sa musique, Le Diable ne lui ressemble pas du tout. Cela dit, avec ce livret d’un comique grinçant, on a le sentiment que Debussy renonce au masque de Maeterlinck et tente de se faire passer pour l’Offenbach du Docteur Ox, avec ce village flamand où rien ne doit jamais changer. Monsieur Orledge s’est sans doute montré très créatif, mais tout cela n’a finalement pas grand intérêt, et ceux à qui Pelléas ne suffit pas devront se contenter du Rodrigue et Chimène jadis orchestré par Edison Denisov.