Cette année, sans qu’aucun anniversaire spécifique ne soit invoqué (Frederica von Stade est née en 1945, donc l’initiative arrive un peu en retard pour fêter un chiffre rond), Sony a décidé de réunir dans un coffret tous les disques enregistrés pour Columbia, entre 1974 et 1999, soit un quart de siècle de récitals. Comme c’en est désormais la mode, les disques sont reproposés avec une reproduction de leurs pochettes d’origine, délicieusement surannées, reflétant des esthétiques diverses mais inévitablement marquées par les goûts capillaire, vestimentaire et photographique des seventies, eighties et nineties du siècle dernier. Le programme d’origine est également respecté, d’où des galettes au minutage qui pourra sembler étonnamment court : une quarantaine de minutes pour tout ce qui fut conçu pour le 33-tours (les onze premiers disques), mais entre soixante et quatre-vingt minutes pour les sept derniers. Bien sûr, ce legs discographique avait déjà été en grande partie reporté en CD : en 2012, notamment, le label Newton Classics y avait pioché, reproposant dans son intégralité le tout premier album, d’airs et duos avec la soprano Judith Blegen (1975), les disques Song Recital (1979), Italian Opera Arias (1979) et Mahler (1980), soit les volumes 1, 3, 4 et 5 du présent coffret. On renverra donc à ce qu’en disait alors Christophe Rizoud. On passera assez vite aussi sur les volumes 16 et 17, disques de « Highlights », réunissant des extraits d’intégrales bien connues des amateurs d’opéra : l’air de Frédéric dans Mignon (1977), Hänsel et Gretel avec Ileana Cotrubas (1978), le Retour d’Ulysse de Raymond Leppard, aux choix de tessiture et aux sonorités orchestrales désormais difficilement acceptables (1979), une Cendrillon de Massenet hélas gâchée par le choix indéfendable d’un ténor pour le prince, et de larges extraits du Chérubin du même compositeur (1991), dernière intégrale où « Flicka » brillait de tous ses feux. On glissera aussi sur le CD de 1991, Another Side of Frederica von Stade, qui relève quasiment de l’easy listening, chansons de variété guimauve dues à Jeremy Lubbock ou arrangées par lui (Richard Rodgers passe par la même moulinette). Beaucoup plus intéressant, malgré son côté fourre-tout, le dernier disque, Collaborations, qui permet d’entendre la mezzo dans le registre humoristique, puis avec Marilyn Horne dans quatre duos de Mendelssohn, ou dans tout le final du Chevalier à la rose avec Renée Fleming et Kathleen Battle, dirigé par Claudio Abbado à la Philharmonie de Berlin le 31 décembre 1992.
En 1973, l’un des atouts que Rolf Liebermann avait dans ses manches arrivait tout droit des Etats-Unis. Sans Strehler, Les Noces de Figaro qui inaugurèrent son règne ne seraient sans doute pas devenues le spectacle historique que l’Opéra de Paris n’hésitait pas à reconstituer en 2012 encore. Au milieu de la distribution, on découvrait une toute jeune mezzo américaine, le plus émouvant Chérubin qui soit : Frederica von Stade, qui venait d’interpréter ce même rôle au Met en février 1972. Le personnage allait lui permettre de faire ses débuts à Glyndebourne et à Salzbourg, et elle devait l’enregistrer à plusieurs reprises, avec Karajan et Solti. Le premier air de Chérubin figure dans le tout premier des dix-huit disques, et c’est bien la seule plage consacrée à Mozart dans tout ce coffret. Ce que reflètent bien les récitals reproduits, en revanche, c’est la place du répertoire français dans le cœur de Frederica Von Stade : elle fut à Paris une inoubliable Mélisande en 1977, une bien belle Iphise de Dardanus en 1979. Le CD2, enregistré en 1976, est intégralement composé d’airs d’opéra français, le CD14 réunit des airs d’Offenbach (1994), et la mélodie est défendue dans plusieurs autres : Ravel dans le CD6 (1979-80), Berlioz dans le CD9 (1983), Canteloube dans le CD8 (1982) et le CD10 (1985), Poulenc-Satie-Debussy, etc. dans le CD13 (1993). Lesté par les semelles de plomb qu’avait chaussées John Pritchard, French Opera Arias pâtit hélas d’une direction redoutablement dépourvue de vie et d’esprit. Antonio de Almeida, étiqueté spécialiste de la musique française, n’était pas non plus le plus palpitant des chefs : c’est lui qui dirige les Canteloube et, sans grande fantaisie, l’Offenbach (et son Mignon avec Marilyn Horne est assez soporifique aussi, dans son genre). Cette lourdeur orchestrale n’empêche évidemment pas de savourer les qualités d’interprète de la mezzo américaine ou les couleurs moirées de son timbre, mais on songe inévitablement à ce qu’elle aurait pu donner si elle avait été soutenue par un complice plus dynamique pour l’opéra-comique ou l’opérette. Chez Canteloube, les saveurs automnales du timbre de Frederica von Stade confèrent une séduction immédiate à l’intégralité des pièces des cinq volumes des Chants d’Auvergne (présentées dans le désordre, mais tout y est), le disque de 1985 présentant en outre l’intérêt de leur adjoindre le Triptyque du même compositeur, sur un texte en français. On peut alors songer à une autre star internationale qui enregistra deux disques Canteloube exactement à la même époque, mais contrairement à Kiri Te Kanawa, le chant beaucoup moins affecté de von Stade ne prête à cette musique aucune sophistication déplacée et ne donne pas l’impression d’être Marie-Antoinette jouant à la bergère.
Au piano, Martin Katz fut à partir de 1977 le fidèle accompagnateur de Frederica Von Stade. Cette collaboration est ici reflétée par un concert d’avril 1981, qui mêle airs italiens et mélodies françaises (CD7), et surtout par Voyage à Paris, enregistré en 1993 (CD13). Dans l’idéal, c’est vingt ans auparavant qu’il aurait fallu réaliser ce dernier disque, non pour des raisons vocales, mais linguistiques, car du temps où elle était Mélisande pour Karajan, von Stade avait un français quasi impeccable, en tout cas plus naturel qu’à l’époque où sa carrière internationale passait désormais beaucoup moins souvent par Paris. Dans un genre comme la mélodie, la perfection de la diction passe avant la musicalité, l’humour, la tendresse ou toutes les autres qualités de l’interprète. La prononciation des R, par exemple, oscille entre un grasseyement occasionnel, consonne roulée et articulation un peu molle, à l’anglaise, mais l’on pourra trouver là un certain charme exotique à la Maggie Teyte. En revanche, dans « Daphénéo », prononcer « un [h]oisetier » revient à supprimer tout le jeu de mot sur « un oisetier/un noisetier ». Quelques voyelles dénaturées gâchent aussi un peu le plaisir de l’auditeur francophone, malgré la joie d’entendre cette rareté, le cycle de Honegger intitulé Petit Cours de morale. A l’orchestre, c’est avec Seiji Ozawa que Frederica von Stade eut le privilège de collaborer pour ses disques Ravel et Berlioz.
En bonne artiste américaine, Frederica von Stade a eu à cœur d’interpréter les œuvres de ses compatriotes, vivants ou défunts. On l’entend ainsi chanter du Copland, du Virgil Thomson (CD 7), du Barber, du Bernstein, mais aussi des mélodies de Jake Heggie, qui aurait voulu qu’elle tienne le rôle principal dans son opéra Dead Man Walking (CD 18), ou les belles Elegies de Richard Danielpour, où sa voix se mêle à celle de Thomas Hampson (CD 15).
Paradoxalement, le plus long des CD de ce coffret, avec 76 minutes, est aussi l’un des plus dispensables : A Carnegie Hall Christmas Concert, disque de Noël typique même s’il possède la vie supplémentaire du direct, et si les ex-fans de Kathleen Battle auront la joie d’y entendre leur diva préférée interpréter, outre Joy to the World de Haendel et l’Alleluïa de l’Exsultate, jubilate, divers cantiques réunis en 1991 pour célébrer, avec le soutien de Wynton Marsalis et près de trois semaines d’avance – le concert date d’un 8 décembre –, la naissance du Divin Enfant.