Cela fait maintenant quelques décennies que l’exploration de la musique de Korngold a été très sérieusement entreprise. Tous ses opéras sont désormais disponibles, certains uniquement en captations live, mais Die tote Stadt bénéficie de nombreuses gravures en CD et en DVD. Quant aux mélodies, le terrain a été très largement défriché, notamment par tous les grands interprètes de lieder qui en ont enregistré au moins un cycle (Hermann Prey, Wolfgang Holzmair). Pionnier dans ce répertoire, le baryton américain Steven Kimbrough enregistrait dès 1984 un récital exclusivement composé de lieder de Korngold, avec Dalton Baldwin, chez Acanta, auquel viendrait s’ajouter en 2004 par un Korngold Hollywood Songbook. Grande-prêtresse de Korngold, Anne Sophie Von Otter avait d’abord inclus quelques mélodies dans Love’s Twilight, disque associant le compositeur à ses contemporains Berg et Strauss ; était ensuite venu un double album intitulé Rendez-vous with Korngold, sans oublier le DVD d’un concert donné au Chatelet en 2000, « A Tribute to Korngold ». En 2002, Dietrich Henschel livrait à son tour un récital Korngold avec la complicité de Helmut Deutsch. En 2011, Naxos a entrepris une intégrale (c’est du moins ce que laissait penser le titre de l’unique volume paru, « Songs. 1 ») avec Britta Stallmeister et Uwe Schenker-Primus. Et tout récemment, en 2014, Signum Classics a publié Sonnett für Wien, récital Korngold confié à Sarah Connolly et William Dazeley.
Autrement dit, y a-t-il encore place pour la découverte dans ces Complete Songs / Sämtliche Lieder qu’offre aujourd’hui Capriccio ? Oui, semble-t-il, puisque le coffret revendique huit « World Premiere Recordings », pochades composées pour l’anniversaire d’amis ou de membres de la famille de Korngold, ou pièces de circonstances comme l’hymne à l’impératrice Zita, initialement conçu pour grand orchestre et gigantesque chœur. Le reste du programme permet de suivre la maturation progressive d’un talent précoce, depuis les premiers essais composés vers l’âge de 7 ans, vers plus de hardiesse, avec une personnalité qui s’affirme peu à peu, puis un retour à des formes plus « rassurantes » dans le cadre du travail réalisé pour le cinéma après l’émigration vers l’Amérique. Pour faire bonne mesure, on a ajouté les deux tubes korngoldiens incontestés, la chanson de Marietta et celle de Pierrot, tirés de Die tote Stadt. Ce ne sont pas des mélodies au sens strict, mais après tout, les extraits de la comédie musicale Die Stumme Serenade inclus par Steven Kimbrough dans son disque de 2004 n’en étaient pas non plus. Plus ambigu est le statut des airs composés pour des films, qui figuraient sur ce même CD : certes, on retrouve dans les Fünf Lieder une « Old English Song » composée pour Elizabeth and Essex (1939) et une « Old Spanish Song » destinée à The Sea Hawk (1940), mais il n’y a ici pas trace des quatre chansons utilisées dans Give Us This Night (1936), et de celles qui figurent dans The Constant Nymph (1943) ou Escape Me Never (1947).
On pourrait aussi reprocher à Capriccio l’absence de traduction des textes chantés (et parfois même l’absence du texte, court, impossible à reproduire pour des raisons de droits, semble-t-il), et une certaine désinvolture dans l’attribution des poèmes (le « Sterbelied » n’est pas dû à une hypothétique « Georgina Rosetti » mais à Christina Rossetti).
L’intérêt principal de ce coffret tient donc finalement plus à ses interprètes. On y trouvera d’une part la confirmation du talent de Konrad Jarnot, déjà entendu ici et là dans divers enregistrements de lieder, notamment dans une intégrale Schönberg pour Capriccio. Le baryton se taille en effet la part du lion puisque, sur les deux disques, il occupe entièrement le premier et ne cède à sa partenaire que huit plages sur la trentaine que compte le second. On pourrait s’étonner de ce choix, dans la mesure où la plupart des compositions de Korngold ont été créées par des interprètes féminines. Néanmoins, Konrad Jarnot possède une voix souple et expressive, il « joue » véritablement chaque lied, sans craindre parfois de détimbrer quand cela lui paraît justifié. Il partage la vedette avec une des grandes sopranos straussiennes d’aujourd’hui, même si cela n’est que partiellement reflété par une discographie pas si fournie (on peut surtout l’entendre grâce à des DVD d’opéras), la Canadienne Adrianne Pieczonka. Passé un premier moment de gêne causé par le vibrato assez prononcé dans les aigus du Mariettas Lied, on se laisse séduire par cette voix ample et généreuse, que l’expérience de la scène rend également capable de théâtraliser ces pages où ce n’est pas un orchestre qui lui donne la réplique, mais la pianiste Reinild Mees, toujours en harmonie avec le travail des chanteurs.