Souvenez-vous, c’était il y a trente ans : John Eliot Gardiner, qui n’était pas encore Sir, régnait en maître sur l’Opéra de Lyon que Jean Nouvel n’avait pas encore remodelé, et faisait paraître chez Erato toute une série d’intégrales qui révélaient des chefs-d’œuvre du répertoire français : Fortunio, L’Etoile, Les Brigands, les Pèlerins de la Mecque… En 1986, il décida de redonner vie à l’unique tragédie lyrique d’un compositeur lyonnais, Scylla et Glaucus de Jean-Marie Leclair (il l’avait en fait déjà ressuscitée à Londres en 1979, mais en concert seulement). Pour cette production empanachée, montée par Philippe Lénaël, il avait réuni le gratin du chant baroqueux (et non baroqueux), toutes générations confondues : Glaucus était confié à Howard Crook, haute-contre américaine qui éclaterait l’année suivante avec le rôle-titre d’Atys ; Circé était Rachel Yakar, qui participait à l’aventure Harnoncourt depuis le milieu des années 1970 ; et Scylla était Donna Brown, soprano canadienne qui connut son heure de gloire dans les années 1990, où elle fut notamment la Pamina attitrée de Bastille.
En 2005, Christophe Rousset avait retenté l’expérience, mais sa version n’avait pas connu les honneurs du disque, dont bénéficie dix ans plus tard l’équipe rassemblée par Sébastien d’Hérin. Poursuivant sa série « Château de Versailles », le label Alpha offre à Jean-Marie Leclair une deuxième version de son opéra, qui permet de mesurer le chemin parcouru depuis les temps héroïques de la renaissance baroque.
Ce qui caractérise l’orchestre des Nouveaux Caractères, c’est avant tout moins d’emphase, moins de raideur, même dans la grandeur (les English Baroque Soloists sont superbes, mais ont un côté pompeux très « Eurovision »), une vie plus bondissante dans l’ensemble de la partition, et surtout pour les danses. Entre 1986 et 2014, il n’y a pratiquement aucune différence dans le minutage du premier disque (et à peine cinq minutes d’écart pour le dernier), ce n’est pas donc pas à des tempos plus rapides qu’il faut attribuer cette sensation, mais bien au phrasé. Question de respiration, de souffle, comme si ce qui relevait encore de la spéléologie il y a trente ans s’apparentait désormais à une plaisante promenade en de verts pâturages. Dans le même esprit, si l’on admirait en 1986 la grande vigueur du Monteverdi Choir, la ferveur mi-martiale, mi-religieuse de leurs élans peut étonner, et l’on déplore l’accent anglo-saxon des petits rôles, issus du chœur ; avec le chœur des Nouveaux Caractères, c’est un français évidemment plus idiomatique et un plus grand naturel qu’on saluera.
La Scylla d’Emöke Baráth séduit par la pureté du timbre et par la fraîcheur frémissante de son chant, mais Donna Brown s’exprimait dans une langue plus authentique – c’est elle qui incarnait l’héroïne du Rodrigue et Chimène de Debussy avec lequel l’Opéra de Lyon fêta sa réouverture en 1993. Avantage incontesté du côté d’Anders Dahlin, tellement plus sûr de lui et plus libre dans son expression que le Glaucus de Howard Crook qui semble toujours comme marcher sur des œufs. La prestation de Caroline Mutel inspire quelques réserves, malgré une belle incarnation sur le plan purement dramatique : pour ce rôle que Christophe Rousset confiait en 2005 à Karina Gauvin, il faut certes avoir des ressources dans le grave, mais c’est ici l’aigu qui pèche, un peu débraillé parfois.
Autour des trois protagonistes gravitent quelques artistes plus ou moins familiers du répertoire baroque, qui contribuent aussi à l’impression de spontanéité plus grande. La mezzo Marie Lenormand prête à l’Amour un timbre agréablement chaud, là où une mauvaise tradition nous a habitués à des timbres de soubrette. Pour la pure beauté du timbre, Virginie Pochon ne saurait rivaliser avec Agnès Mellon, Vénus cristalline de la version Gardiner, mais elle donne au personnage plus de sensualité. Frédéric Caton nous procure le bonheur d’entendre une vraie basse, aux graves noirs à souhait. Issus des différents pupitres du chœur, les petits rôles révèlent quelques jolies surprises.