Tandis que l’industrie du DVD multiplie les parutions pour rien, combien de spectacles dont on regrette qu’aucune trace n’ait été préservée ! Les photographies incluses dans le livret d’accompagnement, les 2 minutes 30 de teaser visibles sur YouTube et la réputation sulfureuse de Peter Konwitschny suffisent à donner envie de voir et pas seulement d’entendre cette Jenůfa. Inutiles regrets, et l’on s’estimera déjà heureux de pouvoir écouter un témoignage sonore des représentations données à l’Opéra de Graz au printemps 2014. Sans star de réputation internationale, cette maison d’opéra n’en a pas moins pu présenter un spectacle de très haute tenue, auquel participaient d’excellents artistes.
Après sa prestation remarquée dans le Chant plaintif de Mahler à la Philharmonie de Paris, on était surtout curieux de découvrir la mezzo Iris Vermillion en Kostelnička. Dans un rôle trop souvent abordé par des chanteuses en bout de course, et où l’on a pris l’habitude d’excuser la pire usure vocale au nom de l’efficacité dramatique, il est réjouissant d’entendre une artiste en pleine possession de ses moyens ; le rôle étant peut-être plutôt destiné à un soprano dramatique, la mezzo allemande ne trouve que partiellement ici l’occasion de mettre en valeur ses graves abyssaux, mais sa composition n’en est pas moins impressionnante. On pouvait aussi se demander à quoi ressemblerait Dunja Vejzović en Grand-mère Burya : la Kundry de Karajan en 1980, pour qui elle fut aussi Senta et Ortrud, enseigne à Stuttgart depuis 1999 mais reprenait ici du service, fidèle à la tradition qui veut que le personnage soit confié à des artistes ayant quasiment l’âge du rôle. Comme prévisible, la voix n’est plus ce qu’elle était, mais la présence d’une ex-grande wagnérienne est infiniment plus acceptable dans cet emploi que pour la Sacristine.
Vue tout récemment dans La Juive à Gand et Anvers (où elle alternait avec Asmik Grigorian, et où elle retrouvait Peter Konwitschny à la mise en scène), Gal James est une Jenůfa capable de distiller une grande émotion, grâce à la pureté de ses aigus piano. On imagine que son grand monologue du deuxième acte (où le violon solo était présent en scène à ses côtés) dut être un grand moment du spectacle. Si Taylan Reinhard propose un Števa nasillard et pleutre, Aleš Briscein, qu’on a beaucoup entendu à l’Opéra de Paris, notamment dans les œuvres de Janáček, est au contraire un Laca sensible, à la voix légère mais fort agréable. Il est aussi le seul chanteur originaire de République Tchèque dans cette production qui prouve, si besoin était, que la version originale de l’œuvre a su supplanter en terre germanique la traduction de Max Brod. Même s’il paraît peu probable que le premier opéra de Janáček soit un jour donné dans le monde entier sous son véritable titre, Její pastorkyňa, les travaux de Charles Mackerras ont permis d’imposer la partition authentique telle que l’avait voulue le compositeur et non dans la réorchestration arbitraire pratiquée par le directeur de l’Opéra de Prague en 1916. Malgré les aléas de la prise de son en direct, Dirk Kaftan, à la tête de l’Orchestre philharmonique de Graz, nous fait partager toute la saveur et toute la finesse de l’écriture de Janáček, qu’on aimerait toujours aussi bien défendue.