Arthur Bliss (1891-1975) n’avait guère de raisons d’apprécier son jeune collègue Benjamin Britten. D’une part parce que celui-ci est à l’étranger l’arbre qui cache la forêt musicale britannique du XXe siècle, d’autre part, et surtout, parce que le War Requiem empêcha la création de The Beatitudes dans la nouvelle cathédrale de Coventry, lieu pour lequel cet oratorio avait néanmoins été explicitement conçu. Tandis que les répétitions de l’œuvre de Britten monopolisaient l’édifice, Bliss dut se contenter du théâtre de Coventry, à l’acoustique bien différente, et où un orgue Hammond ne remplaçait que bien modestement l’instrument installé dans la cathédrale (et The Beatitudes ne serait donné in loco que cinquante ans plus tard, en 2012).
Camarade d’études de Charles Villiers Stanford, Bliss composa ses premières œuvres importantes au lendemain de la guerre de 1914, et l’on y décèle une forte influence d’outre-Manche. Les compositeurs français ou vivant en France lui servirent de modèle, pour les audaces qu’il s’autorisa. Dans Madam Noy (1918) et Rout (1920), on entend beaucoup Ravel, et la décision de faire chanter des paroles dénuées de sens rappelle le groupe des Six à ses débuts. Après avoir connu le succès dans les années 1920 avec des partitions orchestrales (A Colour Symphony) et chorales (Morning Heroes), pour le ballet ou le cinéma, il fut pendant la Deuxième Guerre mondiale directeur musical de la BBC, mais l’après-guerre fut marqué par l’échec relatif d’un certain nombre de créations ambitieuses, dont The Beatitudes.
Bliss eut poutant la chance d’être servi par les plus grands artistes britanniques de son temps, ceux-là même qui prêtaient aussi leurs talents aux compositions de Britten. Associée à la création de plusieurs opéras dudit Benjamin (voir notre brève), Jennifer Vyvyan fut également la première interprète de The Beatitudes, aux côtés de Richard Lewis : on l’entend ici dans les deux œuvres de jeunesse mentionnées plus haut, qui laissent admirer sa diction et ses graves. C’est Kathleen Ferrier, la Lucrèce, l’Isaac de Britten, qui créa en 1951 le monologue dramatique The Enchantress, dont elle était la dédicataire. La contralto Pamela Bowden y fait valoir un timbre peut-être moins unique que celui de la créatrice, mais tout aussi chaud et agile.
Créatrice du War Requiem où elle se substitua à Galina Vichnevskaïa interdite de sortir des frontières de Russie, Heather Harper succède ici à Jennifer Vyvyan dans The Beatitudes, où lui donne la réplique le ténor Gerald English, qui avait fait ses débuts scéniques en Peter Quint du Tour d’écrou. Les deux solistes se partagent les « Béatitudes » proprement dites, et rejoignent parfois le chœur dans les textes intercalés, dus à des poètes britanniques du XVIIe siècle (Henry Vaughan, George Herbert) ou du XXe (Dylan Thomas), tirés de la Bible (Isaïe 2.17-19). Certes dénué de la dimension historico-politique du War Requiem, The Beatitudes n’en est pas moins une page admirable, portée par un souffle authentique, à réhabiliter d’urgence.