Sans les Anglais, on le sait, Berlioz ne serait toujours pas apprécié à sa juste valeur. Et il semble bien qu’on puisse en dire autant d’Offenbach. Sans la firme Opera Rara, nous ignorerions tout un pan de l’œuvre du « petit Mozart des Champs-Elysées ». Même si le compositeur de La Vie parisienne ne parvint jamais à s’imposer à l’Opéra-Comique avant la revanche posthume des Contes d’Hoffmann, il y remporta plusieurs demi-succès : son Robinson Crusoé de 1867 fut enregistré par le label britannique, tout comme plus récemment Vert-Vert (1869). L’entreprise se poursuit tout logiquement avec Fantasio (1872). Ainsi comprendra-t-on peut-être enfin que Les Contes d’Hoffmann, loin d’être un testament-OVNI dans la carrière d’Offenbach, s’inscrit en fait dans le prolongement direct de ses créations destinées à la Salle Favart. On entend dans l’ouverture de Fantasio le motif de la mère d’Antonia, « Cher enfant que j’appelle », et à chaque instant on croit reconnaître des formes mélodiques familières, surtout depuis que Les Contes d’Hoffmann ont retrouvé certaines de leurs plus belles pages, l’air de la Muse dans le prologue ou « Vois, sous l’archet frémissant ».
De la magnifique pièce d’Alfred de Musset, il ne reste hélas que la trame, bien que la transformation en livret ait été confiée au propre frère du dramaturge, Paul. Malgré tout, Offenbach composa une partition enchanteresse dont le seul « défaut » est de ne ressembler qu’en partie à la musique endiablée de ses opéras-bouffes les plus célèbres. Marc Minkowski avait révélé le premier duo de Fantasio et de la princesse, mais il y en a d’autres, et des airs tout aussi délicieux. Curieusement, ce n’est pas une mais deux versions discographiques de Fantasio qui nous sont proposées presque simultanément, puisque le label The Art of Singing a réédité en septembre la gravure réalisée en 1957 par l’orchestre de la radio de Hambourg, mais en allemand et avec un ténor dans le rôle-titre, pourtant créé par la mezzo Célestine Galli-Marié, Vendredi dans Robinson Crusoé et bien sûr future Carmen. On peut donc considérer cette concurrence comme négligeable, la version Opera Rara ayant l’avantage de réunir de rétablir la tessiture originelle et de respecter le texte original en français, encore que, sur ce dernier point, il y ait un peu à dire.
La version allemande de 1957 incluait un récitant avait l’outrecuidance de parler par-dessus la musique, mais les chanteurs, tous germaniques, interprétaient les dialogues parlés sans difficulté. Il n’en va pas tout à fait de même dans la présente intégrale : Opera Rara a réuni d’excellents artistes, qui chantent fort bien le français, mais qui ont un peu plus de mal à le dire… Les têtes d’affiche s’en tirent plutôt mieux que les seconds couteaux, mais la première écoute des dialogues vous reste un peu en travers du gosier, après quoi l’on s’habitue à ces accents divers pour ne plus écouter que la musique. Et là, on est gâté : oubliez l’Helmut Krebs de 1957, Sarah Connolly est superbe en Fantasio, avec qui se marie fort bien la voix de Brenda Rae, charmante Elsbeth. Russell Braun offre au prince de Mantoue un timbre de baryton à la fois viril et tendre. On citera encore le Sparck éloquent de Neal Davies. Et reprenant une tradition inaugurée par Wolfgang Sawallisch dans son enregistrement de Capriccio, sir Mark Elder, non content de diriger l’œuvre avec poésie à la tête de l’Orchestra of the Age of Enlightenment, déclame dans un excellent français les quelques répliques du Tailleur et du Passant. Avis donc à la nouvelle direction de l’Opéra-Comique : voilà une œuvre qui ne demande qu’à être remontée en scène et que l’on rêverait d’entendre chanter (et jouer) par la crème des jeunes chanteurs français…