Au début, on se demande un peu où l’on est : des individus en peignoir, outrageusement fardés, déambulent entre les trois murs d’une scène de théâtre nue, entre des tables de maquillage, puis reviennent attifés de tenues qui feraient passer Zaza Napoli pour une dame patronnesse. Qu’est-ce que c’est donc ? C’est Artaserse, et c’est sans doute l’événement le plus important pour la musique pré-classique depuis Atys en 1987.
Le compositeur, d’abord, avec son nom qui passe pour un gag aux yeux des non avertis (s’appeler Leonardo Vinci, il faut oser). Un contemporain de Haendel mais inconnu du grand public, autrement dit, un pari risqué, que seul Nancy a eu le courage de porter jusqu’au bout, alors que d’autres institutions initialement partenaires de l’opération se désistaient lâchement. Sans la ténacité de l’Opéra national de Lorraine, il aurait fallu se contenter d’une tournée de concerts. Dès l’ouverture, Diego Fasolis nous entraîne dans une partition pleine de vigueur, aux accents tantôt martiaux, tantôt suaves, dont on peine à comprendre qu’elle soit restée aussi longtemps négligée. Et le Concerto Köln nous fait savourer d’une traite ces trois heures vingt de musique.
Mais après tout, dira-t-on, Artaserse, c’est de l’opera seria pur et dur, une enfilade d’airs virtuoses, alors le théâtre y a-t-il son mot à dire ? Surprise : c’est un vrai spectacle que nous offre Silviu Purcărete, dont on ignorait encore en France qu’il puisse mettre en scène des opéras, alors qu’il multipliait les productions en Allemagne et en Grande-Bretagne, notamment Love and Other Demons de Peter Eötvös à Glyndebourne en 2010, avec la complicité du même Helmut Stürmer aux décors, costumes et lumières que pour Artaserse. Et c’est à une sorte d’éloge du théâtre que le spectateur est ici convié, qui n’est pas sans rappeler d’abord la méthode Sivadier : dans une relative absence de décors, on découvre les artistes avant qu’ils soient en représentation, et les tables de maquillage se trouvent dans l’espace scénique, brouillant ainsi les limites entre ce qui est coulisses et ce qui ne l’est pas, ce qui est joué et ce qui ne l’est pas. Les costumes de tout le premier acte renvoie à un mélange de science-fiction à la Moebius et à un XVIIIe siècle fantasmé, avec paniers et coiffures extravagantes pour les dames, mais cet univers-là cède bientôt la place à celui de Meurtre dans un jardin anglais (à moins qu’il ne s’agisse du Rape of the Lock illustré par Aubrey Beardsley), pour revenir en fin de parcours, peu avant le lieto fine. Bref, une artificialité totalement assumée, soulignée même, par les poses figées et les mimiques, ou lorsqu’on lance de la poudre d’or sur la fin du « Vo solcando un mar crudele », morceau de bravoure concluant le premier acte. Rien de désincarné cependant : l’émotion a aussi sa place, comme lorsque Megabise embrasse de force Semira, ou quand Arbace frôle la mort. Pourtant, c’est bien la théâtralité que le DVD permet de mettre en avant. Les « demoiselles » ont beau battre des paupières comme des stars du muet, impossible, avec ces gros plans, de prendre messieurs Cencic et Barna-Sabadus pour des personnes du beau sexe. Mais qu’importe, et même tant mieux ! Ce théâtre-là n’a que faire du naturalisme, et même de la vraisemblance.
Et comme ce théâtre-là se double d’un feu d’artifice vocal assez spectaculaire, le spectateur est comblé. On mesure aussi à quel point la voix de contre-ténor a évolué en quelques années : lors de la recréation scénique du Sant’ Alessio, Jaroussky et Cenci étaient déjà là, mais l’entourage ne se situait pas tout à fait au même niveau. En 2012, tout a changé, et il est devenu possible de réunir une brillante équipe autour des stars. Artaserse, on le sait, a permis de révéler Franco Fagioli, voix dont on imagine qu’elle renoue avec les fastes des castrats. Qu’on l’écoute seulement, c’est Bartoli ou Marilyn Horne ; qu’on ouvre les yeux, c’est bien un homme qu’on voit en scène. L’autre personnage qui s’impose, c’est Artabano, le père d’Arbace : au milieu de toutes ces voix aiguës, le ténor Juan Sancho sonne étonnamment grave, mais l’interprète déploie une énergie assez spectaculaire et défend superbement le rôle du méchant de l’histoire. On relève la prouesse scénique des deux travestis, avec des personnages nettement moins gâtés par le livret : Max Emanuel Cencic et Valer Barna-Sabadus n’ont à exprimer que des sentiments plus tendres, ce qu’ils font du reste fort bien. Yuriy Mynenko prête une belle voix à Megabise – qu’attend-on pour nous livrer en DVD le Rousslan et Ludmilla du Bolchoï où il était un superbe Ratmir ? Philippe Jaroussky, enfin, ravira ses fans même si le rôle-titre est loin d’être le plus développé : ce prince-là n’est qu’un tout jeune homme dépassé par les événements, un peu comme dans une Clémence de Titus où le ténor serait le personnage correspondant à Vitellia et où l’empereur aurait la même voix que Sesto. Coup de chance : c’est justement dans La Clemenza di Tito qu’on retrouvera à la fin du mois Franco Fagioli et Yuriy Minenko, en Sesto et Annio. Où donc ? A l’Opéra de Nancy, pardi !