Avec bonheur, on retrouve pour cet opus ultime du cycle Wagner de Marek Janowski, édité par Pentatone Classics, la direction toujours aussi tonique et vivifiante du chef, que les années, à rebours de toute logique, semblent avoir fait rajeunir. Au prologue, la scène des Nornes est d’emblée placée sous le signe d’une intensité dramatique qui ne se dément pas durant les plus de quatre heures de l’œuvre. Quant au duo Siegfried/Brünnhilde, si souvent lourd et pesant, il gagne ici une fraîcheur et un allant qui font oublier la relative trivialité de ces pages très convenues. Tout au long de l’écoute, on est conquis par le naturel et l’évidence de cette direction, déjà saluée dans les trois premiers volets du Ring, et qui a l’immense vertu de dépoussiérer cette musique pour mieux faire ressortir sa force dramatique et l’insondable complexité de son écriture. Cela se vérifie en particulier dans les interludes orchestraux, absolument irrésistibles. Une fois encore, il faut rendre l’hommage qui leur est dû aux ingénieurs du son de Pentatone Classics, dont la prise de son, idéale de transparence, est un modèle du genre : chapeau bas.
Quel dommage que le chef n’ait pas proposé, avant la représentation, un peu de son élixir de jouvence aux deux principaux protagonistes vocaux de la soirée ! Car il faut bien reconnaître que le Siegfried de Lance Ryan et la Brünnhilde de Petra Lang constituent les deux déceptions de cet enregistrement, et de taille. Impossible de passer sous silence, pour elle, en dépit d’une certaine forme de robustesse, l’engorgement quasi permanent de l’émission, un aigu tiré et souvent laid, et pour lui une émission poussive et trémulante doublée d’un timbre nasillard qui donnerait presque l’impression que Brünnhilde a jeté son dévolu sur… Mime ! Sans doute s’agit-il, pour ces deux chanteurs par ailleurs familiers de ce répertoire, d’une « soirée sans », inévitable pour qui fait son gagne pain de la fréquentation de rôles aussi épuisants. Cette évidente méforme vocale disqualifie hélas des scènes entières de l’œuvre: le duo du prologue, la scène finale du I, une bonne partie du II. Étonnamment, nos deux « héros » semblent se ressaisir sur la fin : Siegfried meurt à peu près dignement (à moins que ce ne soit l’effet du soulagement d’être arrivé vivant au bout de la soirée ?) et Brünnhilde apparaît en meilleure forme pour l’Immolation : on ne s’en plaindra pas.
Le reste de la distribution se situe au diapason de la direction du chef : saine, juvénile et de haute tenue. Il y a bien longtemps (depuis Grümmer ?) que l’on n’avait pas entendu une Gutrune aussi convaincante que celle d’Edith Haller : elle arrive à faire exister son personnage, ce qui est une gageure. On retrouve avec bonheur l’Alberich idoine de Jochen Schmeckenbecher, assurément un des meilleurs du moment. Le Gunther de Markus Bruck ne dépare pas l’ensemble, même si, contrairement à sa sœur, il ne parvient pas totalement à gommer le caractère falot de son personnage. La Waltraute de Marina Prudenskaya est époustouflante : la voix est superbe, idéalement timbrée sur l’ensemble de la tessiture, prenante, et l’investissement dramatique total. Elle écrase sans difficulté sa demi-sœur lors de leur confrontation… Très bonnes Nornes et Filles du Rhin, parfaitement idiomatiques et, contrairement à une habitude fâcheuse, aucunement sous-distribuées (on rappellera à ce sujet qu’Astrid Varnay, Martha Mödl et Birgit Nilsson, les trois grandissimes Brünnhilde de l’après-guerre, ne dédaignaient pas, pour se mettre en voix, endosser les habits de la Deuxième Norne au début du Crépuscule…). Les chœurs de la Radio de Berlin, placés entre les mains expertes d’Eberhard Friedrich, sont, comme toujours, superlatifs. On terminera par un gigantesque coup de chapeau, doublé d’un coup de cœur, pour le Hagen majuscule de Matti Salminen, vieux routier des scènes wagnériennes qui, à 70 ans passés, semble défier le poids des ans : voilà une authentique incarnation, idéale de noirceur, maléfique, terrifiante à force d’insinuation, servie par une diction irréprochable : une vraie trogne vocale, qui sert à l’auditeur une leçon de théâtre en musique. Pas de doute, c’est bien lui qui tire les ficelles du drame !
Seule la contre-performance criante (dans tous les sens du terme…) du couple de héros empêche d’accorder à cet enregistrement les 4 cœurs que par ailleurs il mériterait tellement. Qu’importe ! Finis coronat opus : ce Crépuscule des Dieux clôt superbement le pari d’une certaine manière insensé de ce cycle Wagner entamé fin 2011 et déroulé sur deux années pleines. Une grande continuité caractérise ces dix enregistrements : c’est celle qui découle de la direction du chef, idéalement dramatique, nerveuse, aérée. Pour servir ce dessein, le chef a réussi, à de très rares exceptions près, à réunir auprès de lui des distributions d’un très bon niveau (avec, bien sûr, quelques regrets: Kaufmann, Pape…). Cela nous vaut, au total, une des initiatives les plus remarquables de ce bicentenaire wagnérien : elle permet de constater qu’en 2013, sous l’ombre tutélaire des grands anciens, on peut encore avoir quelque chose de neuf à apporter à la discographie wagnérienne. Au moment où il s’achève, on saluera donc avec gratitude ce projet rafraîchissant et si utile. C’était un pari : assurément, il est gagné.