Après s’être ouverte plus modestement, sur de bons, voire très bons chanteurs, dont la renommée ne dépassa pourtant pas toujours nos frontières, la série lancée par le label Malibran autour de « La Troupe de l’Opéra de Paris » aborde à présent des figures d’une tout autre dimension. La seconde livraison réunit en effet, outre Andréa Guiot récemment chroniquée, deux artistes qui exportèrent leur art d’un bout à l’autre de la planète : Guy Chauvet, dont nous parlerons prochainement dans le cadre de notre Encyclopédie subjective du ténor, et le très grand Gabriel Bacquier. Face à un tel géant du chant, la question se pose inévitablement de savoir ce que peut apporter un tel récital à une discographie heureusement déjà fort riche. On connaît en effet les interprétations de celui qui fut Iago pour Solti, qui fut Golaud pour Baudo et Maazel, et plusieurs disques d’airs et mélodies nous ont déjà offert un bon aperçu de son répertoire.
Avant d’évoquer les mérites du disque, remarquons au passage que les extraits qui y figurent sont le reflet fidèle d’un certain nombre d’aberrations propre à la deuxième moitié du XXe siècle. On y entend par exemple un des plus grands artistes français de son temps chanter en italien des opéras écrits en français, comme Guillaume Tell ou Don Carlos (on sait par ailleurs que Bacquier participa à une intégrale tout aussi aberrante de La Favorite en italien). On y entend un baryton interpréter l’air d’Orphée, « J’ai perdu mon Euridyce », conçu pour un castrat, révisé pour un ténor, puis adapté pour une contralto, mais en aucun cas pour une voix masculine grave. On y entend un monologue de Boris Godounov chanté en français, comme cela s’est longtemps fait (la traduction en langue vernaculaire se pratique encore dans beaucoup de pays étrangers, comme en témoignent l’English National Opera de Londres et le Komische Oper de Berlin, et la France se risque parfois encore à quelques tentatives, comme pour Hänsel et Gretel récemment à Toulouse, ou Così fan tutte prochainement à Versailles).
On retrouve ici, souvent par le biais de concerts radiophoniques, quelques morceaux bien connus, que Gabriel Bacquier avait notamment gravés en 1965 dans un récital dirigé par l’incontournable Jésus Etcheverry : Don Giovanni, Les Noces de Figaro, Otello et La Damnation de Faust. Il y a en revanche des choses qu’on ne trouvera nulle part ailleurs, comme les Gluck, et si l’air d’Orphée n’est qu’une curiosité, le monologue d’Agamemnon est en revanche magistral. L’air d’Athanaël est superbe, et l’on aimerait que Deutsche Grammophon réédite l’intégrale de Thaïs enregistrée avec Anna Moffo, dirigée par Julius Rudel. On oubliera la traduction pour savourer un excellent Boris et, en fin de parcours, on jubilera d’entendre un extraordinaire Bartolo, malgré l’âge avancé de l’interprète. Surtout, dans tous ces airs, ce qui frappe, c’est la force avec laquelle chaque personnage est vécu de l’intérieur, l’investissement dramatique qui transcende les notes pour s’approprier chaque partition et en faire son miel. C’est en cela que Gabriel Bacquier est un immense artiste, l’égal des plus grands.