Dans la famille Scarlatti, on connait surtout Domenico et ses 555 sonates pour clavier, qui font les délices des virtuoses en mal de bis. Mais le père, Alessandro, n’est pas à négliger : sa carrière brillantissime, où il fut choyé par maintes têtes couronnées, se terminera en apothéose à la cour de Naples, où il produira de nombreux opéras qui fixeront définitivement les canons du genre à l’époque baroque. Son influence sur des compositeurs comme Haendel, Hasse ou Porpora est évidente.
Carlo, Re d’Alemagna date de 1716, soit la fin de sa vie, et montre le compositeur au faîte de ses moyens. On passera rapidement sur un livret d’une complexité rebutante. Le Carlo dont il est question est Charles le Chauve (rôle muet), souverain carolingien, aux prises avec son demi-frère Lotario, qui convoite le trône. Cela serait simple si ne s’ajoutait une multitude de sous-intrigues amoureuses, où l’honneur de l’impératrice Giuditta est mis en cause, ce qui a pour effet d’empêcher les jeunes Adalgiso et Gildippe de convoler en justes noces, sans qu’on comprenne très bien le rapport … Bref, Les feux de l’amour en version XVIIIe. Mais on réalise bien vite que le texte n’a pour but que de créer des situations dramatiques où le compositeur insufflera toute la verve de son génie. Aria di furore, di vendetta, di melancholia, intermèdes comiques, nombreux duos, Scarlatti reçoit la possibilité de faire briller son écriture vocale de mille feux. Tout est enlevé, impétueux et pétillant. Le maestro napolitain sait comment utiliser les ressources de la voix humaine, et sa partition est une pyrotechnie lyrique. Ajoutez à cela une écriture orchestrale inhabituellement riche, avec cors et timbales, secouez le tout, et vous obtenez un opéra dont on ne sait pas très bien ce qu’il vaudrait en scène, mais qui vous clouera à votre siège à la simple écoute.
Maître d’œuvre de cette première mondiale, Fabio Biondi a eu l’étrange idée d’utiliser un orchestre d’instruments modernes, le symphonique de Stavanger, et de tenter de lui inculquer les réflexes de l’interprétation « baroqueuse ». On reste stupéfait par la flexibilité dont font preuve les musiciens scandinaves, en adaptant les sonorités généreuses de leurs instruments au phrasé requis : on a droit à la fois au moelleux d’un ensemble moderne, et à la fraîcheur d’un orchestre d’instruments anciens, avec des cordes qui savent jouer staccato et des vents corsés à souhait.
L’équipe de chanteurs réunie par le chef italien n’appelle que des éloges. Timbre velouté, voix ténébreuse, engagement dramatique total, Romina Basso est fidèle à sa réputation et déjoue tous les pièges de sa partie. De plus, son contralto est suffisamment sombre pour arriver à faire croire que Lotario est bien un homme, ce qui permet de passer au-dessus d’une des conventions de l’opéra de l’époque. Roberta Invernizzi est sublime d’agilité et de virtuosité en Giuditta, et la basse Roberto Abbondanza semble s’amuser beaucoup dans ses épisodes « buffe ». Le cas du ténor Carlo Allemano est un peu différent. Voilà une voix large, d’évidence destinée au romantisme et à Puccini. Mais le chanteur parvient à limiter son vibrato et à articuler ses coloratures, ce qui lui permet de rester dans le style idoine, tout en gardant chaleur, puissance et virilité. Un coffret à découvrir d’urgence pour tous les amateurs d’opéra baroque, et qui est en outre un plaidoyer remarquable en faveur de la diversité stylistique.