Pendant plus de vingt ans, Bruno Monsaingeon a patiemment sculpté le monument de Fischer-Dieskau.
Cette entreprise apparaît aujourd’hui dans toute son ampleur et dans toute sa légitimité. Car écouter Fischer-Dieskau dans ces films, ce n’est pas seulement entendre un grand chanteur du passé – si récent ce passé fût-il.
C’est entrer dans la mémoire d’un autre temps. Fischer-Dieskau a consommé et digéré toute la matière musicale des siècles, de Schütz à Reimann. Il a été encyclopédique. Ce qu’il n’a pas chanté, il l’a écouté et l’a, d’une façon une d’une autre, injecté dans son chant.
Si proche encore nous soit-il, Fischer-Dieskau est déjà très loin, hors de portée, tout en-haut. C’est ce sentiment étrange que distillent ces disques.
Il faut commencer par le DVD 5, « Paroles ultimes ». Capté en 2012, cadré de très près, ce film sollicite la mémoire de Fischer-Dieskau : jeunesse, guerre, début de carrière… La mémoire est là, fraîche, intacte, souvent malicieuse. Elle fait revivre Emmi Leisner et Karl Schmitt-Walter, ou encore Furtwängler, qui préféra Blanche Thebom à Margarete Klose pour son Tristan, parce qu’il avait vu une photo où Thebom arbore des cheveux longs de presque deux mètres… Derrière les anecdotes affleure la culture de l’écoute, la mémoire infaillible de l’oreille – comme le font ces moments où Monsaigeon capte sur le visage mobile du chanteur l’effet produit par un « Stirb ‘, Lieb’ und Freud’ » interprété par lui-même : la respiration intérieure, le regard qui s’éclaire. C’est un moment magique.
Les autres films ont été diffusés au hasard des programmations, à l’exception du DVD 6, consacré à une leçon sur Schubert, inédit. On y retrouvera l’écoute suprême du maître de musique, juxtaposée à des récitals des dernières années, notamment sa dernière « Belle Meunière » à Pleyel. On comprend que le chaînes de télévision rechignent à les diffuser : un chanteur seul sur scène, le cheveu blanc, l’intonation parfois légèrement déficiente, livre la quintessence d’un art qui ne se retrouvera pas – qui cela intéresse-t-il ? et ces cours berlinois, où vêtu modestement il prête toute son oreille à de jeunes gens qui découvrent dans un regard, dans un exemple donné à mi- ou à pleine voix le chemin de leur propre expression – pour qui est-ce ? Pour tout le monde et pour personne.
C’est assurément moins gratifiant que les saillies graveleuses adressées à des jeunes gens presque aphones par des jurys de rencontre composés de soutiers de la variété française. N’empêche, c’est là et là seulement que l’on touche du doigt à la fois la transmission et l’art de l’écoute, et le lien entre les deux. Monsaingeon ne filme pas pour plaire à l’œil ni même à l’oreille mais pour saisir ce que ce « savoir-plaire » nous ferait manquer. Ce ne sont pas seulement les apprentis-chanteurs qui y trouveront matière à réflexion, mais tout apprenti-musicien et, par extension, tout mélomane convaincu qu’une bonne part de l’art du chant se distille dans le huis-clos d’une confrontation entre l’élève et son maître.
Le coffret se compose aussi d’un épais album reproduisant en facsimilé – et le plus souvent pour la première fois – une part des archives personnelles du chanteur : agendas, carnets consignant ses concerts, répertoires où il classe ses disques et en recense les interprètes (ajoutant de ceux-ci une photo), images de vie privée ou de scène… Etourdissant et richissime montage édité par Bettina Rettig, qui nous fait voir un parcours de vie mieux qu’aucun récit (qu’il y a aussi, en contrepoint).
A l’issue de ces presque douze heures d’images et de musique, on ne sait combien sont prêts réellement à s’immerger dans cette somme et à faire s’y immerger les autres. Assez, espérons-le, pour qu’EuroArts et Idéale Audience s’y retrouvent et que suivent Menuhin, Richter, Sokolov, et peut-être Varady (cf. notre entretien) – ce sont ces blocs sauvés des eaux qui permettront de reconstruire les temples.