On pourrait, avec un peu d’idéalisme ou de naïveté, y voir un cadeau en guise d’au revoir (un chant du cygne, ajouterait-on avec quelque malice…) de la part de la maison de disques qu’il vient de quitter. On peut aussi, plus prosaïquement, déceler, chez cette dernière, la volonté de s’appuyer une dernière fois sur un des rares noms « bankable » du circuit, en tentant de capter un peu de la lumière que ne manquera pas d’attirer l’album Verdi qui s’annonce chez la concurrence. Ou peut être est-ce un mélange des deux. Car ce best of provient, pour l’essentiel, des 3 premiers albums solo de Jonas Kaufmann chez Decca: l’album d’airs romantiques, enregistré en août 2007 (9 titres), l’album « Sehnsucht », enregistré en décembre 2008 (2 titres), et l’album d’airs véristes, enregistré en mars 2010 (6 titres). Y ont été rajoutés un extrait de l’intégrale d’Oberon, enregistrée sous la baguette de John Eliot Gardiner en 2002, un extrait de la Rondine provenant du récital d’air véristes enregistré par Renée Fleming en 2009, ainsi qu’un inédit, le lied « Cäcilie » de Richard Strauss, dont on croit deviner qu’il a été gravé en marge des sessions de 2007, et dont Kaufmann livre ici une interprétation irrésistible.
On se permettra deux remarques sur le programme de ce best of : la première pour regretter de ne pas y trouver d’extrait de la très Belle Meunière enregistrée par Kaufmann pour Decca, qui aurait opportunément rappelé que le lied reste, pour celui qui est devenu le chanteur lyrique par excellence, un port d’attache salutaire. La seconde pour observer que le répertoire italien se taille ici la part du lion avec 12 titres, contre 3 pour le répertoire français et 5 pour le répertoire allemand, pourtant plus central dans l’activité de Kaufmann. On s’interroge sur les raisons d’un tel déséquilibre…
Rien que de très connu, on l’a dit, dans cette nouvelle parution, et de largement commenté, tant Jonas Kaufmann occupe, depuis plusieurs années, une place centrale sur la scène lyrique internationale. Les trois albums qui fournissent l’essentiel de cette compilation ont été, en leur temps, chroniqués sur Forumopera. On ne cherchera pas ici à redire ce qui avait été énoncé à l’époque. On retiendra que si les incursions de Kaufmann dans le répertoire italien ont pu susciter quelques réserves, tenant davantage au manque d’idiomatisme de la voix qu’à ses qualités intrinsèques, ses prestations dans le répertoire germanique n’ont appelé que des louanges (renforcées et décuplées à l’occasion de la sortie de l’album Wagner en 2013).
On se réjouit de retrouver à hautes doses ce sex appeal vocal indéniable, habilement exploité par le marketing Decca, et on avouera rendre une fois de plus les armes devant cette voix si particulière, au timbre sombre et ambré, à la puissance peu commune, depuis un grave toujours plus ténébreux jusque dans un aigu glorieux. Plus d’une fois, on pense à Jon Vickers (autre grand Siegmund, Paillasse, Florestan… en attendant de pouvoir les jauger en Otello : d’ici deux ans, ce sera possible). Cette comparaison vaut, sous cette plume, tous les compliments. Pas plus que Vickers ne l’était, Kaufmann n’est un chanteur italien, c’est entendu. Les deux ont sur le timbre ce voile indéfinissable qui irradie d’une irrésistible nostalgie. On ira chercher ailleurs la lumière, la souplesse, la ductilité dans la conduite de la ligne de chant. Mais chez qui retrouver cet investissement dramatique qui emporte tout, cette impression qu’à chaque air, le chanteur affronte le destin les yeux dans les yeux, et porte sur ses épaules le poids des souffrances de l’humanité entière ? C’est un chant cosmique que propose Kaufmann, jusque dans des répertoires qui ne le justifient pas nécessairement. Mais fort heureusement, il a – comme Vickers, encore – les moyens de ce chant, ce qui lui évite de sombrer dans l’outrance et dans l’emphase – voire dans le ridicule. Et il arrive – comme Vickers, toujours – à mêler de manière unique la puissance et la fragilité, celle-ci n’en magnifiant que plus celle-là. Celui qui est capable d’assumer crânement les emportements de Don Carlo (la récente retransmission salzbourgeoise l’a encore montré, et comment !) et de délivrer les plus ineffables pianissimi dans l’air de la Fleur, celui-là assurément est un Grand: cette compilation vient, si besoin était, nous le rappeler.