Oui, la France eut de grands, de très grands chanteurs dans les années 1940 et 1950, mais elle n’eut pas toujours de grands orchestres ou de grands chefs. On s’en rend compte avec ce disque que la firme Malibran consacre à l’admirable Géori Boué, qu’on aurait aimé entendre mieux soutenue que par Gustave Cloez dirigeant un orchestre anonyme, présents sur les six disques Odéon correspondant aux douze premières plages du CD. Il suffit pour s’en rendre compte de comparer la Marguerite que Géori Boué offre ici et celle que Thomas Beecham sut obtenir d’elle pour son intégrale gravée en 1947-48, avec le Royal Philharmonic Orchestra : évidemment, il est plus facile d’incarner un personnage lorsque tout le récitatif est enregistré, mais la Marguerite de Londres est bien plus vivante, pleine de nuances et d’intentions qu’on cherche en vain dans le disque Odéon, portée par un orchestre excellent et un chef attentif. Les extraits de Mireille sont plus convaincants, avec une plus riche palette expressive : Géori Boué est là dans un territoire qu’elle avait fait sien lors de la recréation de la version originale avec Reynaldo Hahn en 1941, et sa Scène de la Crau est un modèle, pour un personnage auquel tant de grandes sopranos françaises, dont on cherche en vain les héritières, surent donner les visages les plus divers. Sa Manon est littéralement irrésistible de fraîcheur dans son premier air, de nostalgie frémissante dans « Adieu notre petite table ».
Hors répertoire français, l’oreille de l’auditeur moderne s’expose à quelques surprises. Admirable Mozart dans l’œuvre éponyme de Guitry et Reynaldo Hahn, Géori Boué aurait pu être une très grande mozartienne, si la France avait alors été capable d’interpréter correctement la musique du Salzbourgeois. Hélas, l’air de Chérubin est accompagné avec une lourdeur impossible, et la version française est difficile à accepter dans « Deh, vieni, non tardar » (et le rôle de Suzanne semble parfois un peu grave). La traduction passe beaucoup mieux dans Otello, et l’on entend là une fort belle Desdémone (rôle qu’elle chanta aux côtés de José Luccioni), avec un Air du Saule et une Prière où passe une émotion intense. Avec Butterfly ou Mimi, nouveau dépaysement, tant le style qu’on entend ici, à cent lieues de toute tentation vériste, plus Massenet que Puccini, est éloigné de ce qu’en font les voix d’école italienne.
Justement, la deuxième partie du disque permet d’entendre le même air de Mimi, mais en version originale, dans un italien peut-être pas franchement idiomatique. Pour Tosca, par rapport aux formats quasi wagnériens qu’on a pris l’habitude d’entendre dans le rôle, Géori Boué paraîtra sans doute un peu sous-dimensionnée. Retour au répertoire français avec une intéressante curiosité : la version féminine du Jongleur de Notre-Dame, imposée à Massenet par Mary Garden qui voulut s’emparer de ce rôle conçu pour un ténor. Et les deux dernières plages révèlent une soprano flirtant avec des rôles de mezzo : Carmen d’abord, et pas n’importe quel passage de l’opéra de Bizet, mais bien le plus sombre et le plus dramatique, l’air des cartes. Une Carmen claire et tellement bien-disante, très loin de certaines Carmen slaves poitrinantes. Et le parcours commencé avec la Marguerite de Gounod s’achève avec celle de Berlioz, dans laquelle se sont illustrées les voix les plus diverses, mais plus particulièrement les timbres sombres ces temps-ci. Cette fois, un vrai chef est là, avec un Serge Baudo de trente ans ; dans une prise de son Decca ultra-réverbérée, la musique respire, et Géori Boué nous rappelle qu’un grand soprano peut parfaitement aborder l’héroïne de Goethe dans sa version berliozienne, qui retrouve ainsi une jeunesse parfois perdue de vue avec les titulaires mezzos.
Le disque offre en prime deux extraits d’une conversation à plusieurs voix, enregistrée chez Renée Doria en novembre 2011, où Geori Boué évoque, à 93 ans, quelques anecdotes de son glorieux passé, parmi les flashes d’appareil photo et les bouchons de champagne qui sautent.