Des wagnériennes françaises, il y en eut. On pense forcément à Régine Crespin ou Germaine Lubin. Il y en eut beaucoup d’autres, car on a beaucoup joué Wagner en France à une époque où l’on ne faisait pas forcément appel à des chanteuses étrangères pour interpréter ce répertoire, surtout pour l’interpréter en français, bien sûr. Nous avons aujourd’hui perdu l’habitude d’entendre Elsa ou Senta s’exprimer dans notre langue, d’où le dépaysement que procurent de prime abord les gravures de Suzanne Balguerie (1888-1973). Et ce n’est pas seulement le français qui surprend, c’est aussi une approche assez légère, une voix claire, faite pour sonner dans des salles à taille humaine et non dans de vastes hangars à l’acoustique douteuse. Par ailleurs, les conditions d’enregistrement des années 1920 rendaient-elles vraiment justice aux voix dans ce répertoire ? Aussi ne sont-ce peut-être pas ces Wagner qui retiendront le plus notre attention. Même l’Aïda, elle aussi traduite en langue de Molière, sonne curieusement à nos oreilles. C’est en revanche dans le répertoire français qu’éclate l’immense supériorité de Balguerie.
Suzanne Balguerie a peu enregistré, le présent disque rassemble dix plages de cette artiste (mais l’on sait qu’elle grava aussi des extraits de Tannhäuser ou de Fidelio), et c’est sans doute la raison pour laquelle Malibran a dû emprunter dans le legs discographique d’autres chanteuses pour offrir un CD de durée suffisante. En l’occurrence, le rapprochement a cela de précieux qu’il fait encore mieux ressortir la modernité et la subtilité du chant de Balguerie, si on le compare avec les intonations pointues et démodées d’une Eugénie Brunelet ou avec la force peu nuancée d’une Marcelle Bunlet (1900-1991).
Une fois les pendules ainsi remises à l’heure, l’immense talent de Suzanne Balguerie s’impose dans l’opéra français où son art est incomparable, de Gluck à Dukas en passant par Reyer ou même Gounod. Assez inattendu de la part d’une grande tragédienne, l’air des bijoux de Faust est superbement interprété, avec toutes les qualités attendues dans ce morceau de virtuosité, un trille impeccable et un aigu final longuement tenu. Les airs de Gluck révèlent en Alceste une actrice suprême, capable de passer en quelques notes de l’abattement à la résolution, avec d’infinies délicatesse de phrasé. Pris très lentement, « Divinités du Styx » n’en frappe pas moins par ses aigus dardés. Le réveil de Brunehilde dans Sigurd n’a pas connu d’interprète plus frémissante. Quant à Ariane et Barbe-bleue, la première œuvre qu’elle interpréta en scène, Salle Favart en 1921, c’est là que Balguerie triomphe, malgré une orchestration particulièrement luxuriante : qui égalera la douceur de cette Ariane à la voix limpide, qu’on ne saurait confondre avec sa nourrice (ce n’est pas toujours le cas) et qui n’a rien d’une virago ? Il nous manquera hélas à jamais un témoignage de sa Pénélope de Fauré, où tous s’accordèrent à la trouver sublime. Créatrice du Socrate de Satie et des Poèmes pour Mi, de Messiaen, Suzanne Balguerie fut toujours prête à accompagner les avant-gardes ; hélas, l’industrie du disque ne s’intéressa guère à elle, peut-être justement faute de pouvoir l’immortaliser dans un répertoire plus « commercial ».