Pour les spectateurs new-yorkais, le choc a été rude mais, si l’on en croit les généreux applaudissements, ils ont survécu ! Pour succéder à la vénérable, très figurative et pour tout dire conservatrice, production de Rigoletto d’Otto Schenk qui remontait à 1989, Peter Gelb a choisi de confier les clefs de la première scène américaine à un habitué de Broadway, Michael Meyer. Pour ses débuts à l’opéra, il s’est entouré de son équipe habituelle, avec notamment la décoratrice Christine Jones.
Aux ruelles lombardes façon crèche provençale et au palais renaissance du duc, ont succédé des néons criards et des gogo dancers. Le duc de Mantoue est devenu un patron de casino dans le Las Vegas des années 1960. Passée la surprise, force est de constater que le pari du metteur en scène et de son équipe n’est pas loin d’emporter la conviction. L’argent, la dépravation, le sexe, le pouvoir, la corruption et la mafia sont au fond intemporels et, dès lors que la mise en scène raconte une histoire sans porter atteinte à la musique, elle peut embarquer le spectateur pour un peu plus de deux heures d’un spectacle qui se regarde sans ennui. La transposition fonctionne, à quelques détails près : Monterone est ainsi transformé en cheikh arabe et les surtitres, modernisés de manière agaçante en toutes les langues, ne parviennent pas à contourner l’écueil de la traduction : la lamentation de Rigoletto au début de la deuxième scène « quel vecchio maledivami » devient « ah, cet arabe qui m’a maudit… »!
Les décors sont habilement construits, avec en particulier un jeu sur les néons qui accompagnent les protagonistes tout au long des trois actes. Rue de Vegas agressive à la première scène ; jeux de lumières autour de la maison de Rigoletto ensuite ; néons d’un club louche pour le début de l’acte 2 et lumières d’orage au troisième acte… Tout cela est astucieux à défaut d’être esthétique. Les accessoires (micro, révolvers) et surtout les costumes sont au diapason, c’est-à-dire laids, très laids (le cardigan à Jaccard jaune et orange de Rigoletto, admirable avec le pantalon vert… ou le costume violet et la cravate jaune de Sparafucile valent le déplacement) et on espère que c’est voulu. La direction d’acteurs est simple et efficace. Après tout, le Lincoln center aussi est sur Broadway… Les choix de Meyer mettent en valeur les comprimarii et notamment Borsa, Marullo et Ceprano, qui forment avec le duc une allusion transparente au Rat Pack de Sinatra et autres. Si quelques scènes sont réussies (notamment la mort de Gilda, dans le coffre d’une grosse berline), on croit parfois assister à un spectacle de Regietheater à la Komische Oper de Berlin dans les années 1990.
Le trio principal joue le jeu à fond. Piotr Beczala s’amuse beaucoup dans sa partie de crooner bad guy en tuxedo blanc qui attaque « Questa o quella » le micro à la main avec danseuses emplumées autour de lui. Vocalement, le timbre est irrésistible et la captation le met en valeur là où, live, la taille du Met peut le forcer à pousser. Diana Damrau en Gilda en fait des tonnes scéniquement, mais chaque phrase est articulée et pensée. L’interprétation n’est peut-être pas d’une infinie subtilité mais sa prestation est diablement efficace. Sur le plan vocal, le rôle qu’elle a chanté un peu partout dans le monde ne lui pose aucune difficulté et son « Caro nome » n’est pas loin de l’idéal.
Željko Lučić, partenaire avec lequel Damrau a souvent partagé l’affiche, est malheureusement le vrai point noir de la distribution ce qui, pour le rôle titre, est plutôt gênant. Père froid, bouffon invisible, vengeur placide (« Pari siamo » sans âme…), il est difficile d’imaginer bossu plus transparent. Vocalement, il n’est pas davantage convaincant. Le baryton serbe a des problèmes d’intonation permanents ; la voix devient blanche dans le haut medium et elle est, sur toute la tessiture, bien peu timbrée et projetée. Dans le détail même, le compte n’y est pas (pas de trille sur « Qual vi piglia or delirio, a tutte l’ore di vostra figlia » à l’acte 1, pas d’aigus ajoutés ici et là…) et la prestation d’ensemble est insuffisante. Cela ne saurait s’expliquer par un défaut d’adhésion à la production : son Rigoletto parisien en 2012 avait déçu pour les mêmes motifs.
Belle surprise en revanche que le Sparafucile sonore et bien chantant de Štefan Kocán. Sa Maddalena est Oksana Volkova, parfaitement vulgaire sur scène autour de sa pole dance et à la hauteur de son bref rôle.
Les forces du Metropolitan Opera, placées sous la direction du jeune chef italien Michele Mariotti, semblent elles aussi adhérer à la démarche de l’équipe de production. Mariotti multiplie les nuances et les phrasés intéressants, mais fait aussi sonner l’orchestre un peu comme si Verdi annonçait Sondheim, au moins dans les ensembles, et au premier tableau en particulier.
Ce DVD ne risque donc pas de laisser indifférent. Il ravira donc tous ceux que les productions du Metropolitan de Grand Papa agaçaient; il choquera les tenants de la tradition. Si l’on dépasse la laideur esthétique absolue, pour tous, l’absence d’un rôle titre à la hauteur est un défaut rédhibitoire.