Qu’est-ce qui pousse un auteur, en l’occurrence un musicien, « à composer, à écrire, à produire une œuvre nouvelle », demande la psychanalyste Valentine Dechambre au compositeur Pascal Dusapin l’un des compositeurs lyriques les plus féconds de sa génération avec pas moins de six opéras à son catalogue. « Je ne suis heureux que quand j’écris. C’est comme une plante verte à qui on met un peu d’eau. Je me redresse » lui répond l’élève de Xenakis. Un dialogue… à huit voix entre six psychanalystes (Valentine Dechambre qui a coordonné l’ouvrage, Jacqueline Dhéret, Nathalie Georges, Myriam Mitelman, Paulo Siqueira et François Ansermet), un metteur en scène (Richard Peduzzi) et le compositeur. Ces singuliers entretiens autour de la « traque » de l’acte ou plus exactement du flux créateur, s’écartent résolument – sous la focale de la psychanalyse -, de la doxa musicologique classique. L’ouvrage est jubilatoirement atypique de par sa liberté de ton revendiquée et son approche hors norme de la gestion du phénomène musical. Il affirme, au fil des échanges et du jeu croisé des questions et des réflexions, autant son humilité face à l’énigme de l’écriture chez Dusapin qu’il entend la cerner sans la trahir ; c’est-à-dire que conscients semble-t-il de la vacuité d’une telle démarche, les intervenants voudraient en comprendre le ou les facteurs déclenchant sans pour autant prétendre sacrifier à l’introspection, à l’autopsie du sujet, en l’occurrence le compositeur… à moins qu’il ne s’agisse de la musique en tant qu’incarnation du corps musicien. Mais parallèlement, leur ambition est bien de se faire le témoin, et quelque part le passeur de la démarche créatrice.
Paradoxalement, à aucun moment les intervenants ne cherchent à nommer, expliquer ou même à tenter de comprendre le phénomène qui pousse un compositeur à se mettre à sa table de travail à défaut de vouloir ou pouvoir se mettre à table en avouant… l’inavouable surgissement de l’inspiration ?
S’il apparait que composer est bien un « acte vivant » revendiqué par Dusapin, le corps même de la musique qui en même temps en porte l’inconscient et lui donne vie demeure un mystère, un enchevêtrement de circonstances, de désir, de refoulé et d’urgence. Qui en tranchera le nœud gordien ? L’artiste lui-même ainsi que l’on pourrait l’espérer à travers la métaphore de la plante verte dans sa réplique liminaire ? Rien n’est moins sûr. Et les quelque cent-soixante-cinq pages que consacre cet ouvrage à cette traque de la démarche artistique sont loin d’y répondre. Et c’est heureux que l’on puisse rester sur notre faim. Et c’est bien là ce qui fait presque paradoxalement et on serait tenté de dire à l’insu des intervenants, tout l’intérêt de ce livre intriguant et dérangeant. D’ailleurs est-ce bien là l’objectif des protagonistes y compris celui de l’artiste, que de vouloir à tout prix venir à bout de cette insoluble équation qu’est l’inspiration ?
On le voit ces entretiens posent plus de questions qu’ils ne cherchent à percer cet éternel énigme du processus créatif. On reste fasciné chez Dusapin par ses répliques imprévisibles et lapidaires, ses doutes, ses silences et autres occurrences déconcertantes qui surgissent inopinément au détour de la conversation pour éclairer brusquement son propos d’évidences ; comme si parfois il s’adressait plus à lui-même dans le but de nourrir sa propre réflexion. Réflexion qui n’alimente surtout pas la vacuité d’un discours de plus sur sa musique au risque d’en pervertir le sens, mais participe au contraire à en percevoir le souffle qui la parcourt. Ce qui n’empêche absolument pas l’objet musical de conserver sa part d’ombre et de demeurer incertain, insaisissable, fondamentalement instable à toute définition.
Il n’y a pas une inspiration, mais des respirations. La musique chez Dusapin ne résulterait donc pas de la savante conjugaison d’un savoir-faire et d’intuition mêlée de révélations, mais bien de hasards construits, d’affrontements d’impondérables, au carrefour de doutes fondateurs. On comprend au fil des questionnements des intervenants que la création chez l’auteur de Perelà, Uomo di fumo est aussi un acte de résistance, une révolte, et quelque part un scandale : celui du surgissement de la vie de nulle part. La création de Dusapin serait à l’image de « La Création » dans laquelle Cioran voyait le « premier acte de sabotage ». Le musicien inaugurerait l’existence et notre présence au monde. Au « créer c’est se souvenir » de Victor Hugo, le musicien objecterait que créer c’est d’abord oublier afin de mieux se situer et parvenir à cette « grande dignité formelle » d’une musique « in-ouïe, c’est-à-dire jamais entendu » qu’il a reconnu et admiré chez Xenakis. Dusapin qui interrogeait ce dernier sur la présence d’un motif dans l’une de ses œuvres, s’entendit répliquer : « Ah, ça, mais c’est arbitraire. » Moralité il n’y aurait d’autre légitimation à l’inspiration que cette « liberté absolue ».
Formidable leçon d’indépendance qui conduira Dusapin à « ne jamais donner les clefs de [sa] musique. […] Je ne parle jamais de la vérité du processus qui est un travail qui ne peut nommer le réel. »
Et la voix serait cet appel, cette recherche d’un inconscient perdu que le musicien retrouve à notre (in)su plus qu’au sien. « Mais tout ce que je demande à un chanteur, je sais le faire. Mal, mais je sais le faire. » Lorsque le baryton Georg Nigl a interprété Faustus, The Last Night, il avoue à Dusapin être face à la partition la plus compliquée de sa vie. « Plus tard, il m’a dit que tout s’est débloqué le jour où il a compris qu’il fallait chanter ça comme une improvisation, comme si la chose se fabriquait au moment où elle est en train de se faire […] et ça m’a fait un plaisir immense. […] Mais pourtant tout est absolument écrit. Tout ! Il n’y a pas une note que je laisse à l’improvisation. […] Tout est construit pour que ça ait l’air d’être inventé sur le moment. »