S’il ne fallait qu’un argument pour justifier la réhabilitation de Daniel Stirn, disparu il y a deux ans à l’âge de 94 ans, ce serait à n’en pas douter « Destinées ». L’intégrale des mélodies de ce musicien trop vite effacé de la mémoire des mélomanes en dépit d’une longue carrière, est en ce sens ô combien nécessaire et suffisante. Personnalité sensible et extrêmement douée, il est l’élève d’Alfred Cortot et Victor Staub, deux pianistes hors normes s’il en est. Il s’oriente ensuite vers la direction d’orchestre avec ces deux autres figures de légende que sont Klemens Kraus et Bruno Walter. Ses talents sont vite remarqués par Charles Munch et Paul Paray qui le sollicitent pour diriger successivement les mythiques sociétés de concert parisiennes : Colonne, Lamoureux, Pasdeloup, Concerts du Conservatoire mais aussi les orchestres de la RTF. Les plus grandes phalanges le réclament, du Concertgebouw à Cleveland en passant par le Royal Philharmonic de Londres, le Bayerisches Rundfunk de Munich, le symphonique de Stuttgart, ou celui de la RAI de Turin.
Cependant, son domaine de prédilection et d’excellence devient la scène lyrique et la direction de ballets. Il se voit confier la direction musicale des Ballets de Monte-Carlo, du Marquis de Cuevas, du Ballet du XXe Siècle de Béjart et du Harkness Ballet de New-York. C’est ainsi qu’il est appelé à diriger nombre d’œuvres en création notamment à la tête des opéras de Berlin, Hambourg et Munich dans les années soixante et à composer plusieurs musiques de ballets.
La mélodie qu’il aborde à la fin de sa vie apparait comme un jardin secret, reflet d’une âme musicienne d’une grande délicatesse et pareillement exigeante. Daniel Stirn y développe un langage harmonique extrêmement raffiné dans la grande tradition du genre. Si l’on songe évidemment aux atmosphères intimistes d’un Duparc ou d’un Fauré, il ne saurait en être le suiveur même inspiré, tant ses facultés d’empathie sont grandes avec les poèmes qu’il met en musique. Stirn semble littéralement réveiller les sons inscrits en filigrane dans les vers et en attente d’une révélation. Rare faculté non pas tant d’adaptation que sensibilité à trouver le juste ton, à traduire le climat approprié à chaque poème. Il développe ainsi d’un auteur à l’autre de véritables talents de médium, avec l’acuité et l’habileté d’un authentique passeur.
La soprano Marie-Noëlle Cros dédicataire de « Destinées » qui donne son nom à l’album, peint tour à tour la passion et la nostalgie, la demi-teinte et l’élégie au fil des styles aussi divers que souvent contrastés qui nourrissent ses facultés expressives d’une intense séduction. Quitte à parfois user d’un vibrato un rien tiré vers l’effet. Mais l’intimité cultivée du timbre, le bonheur et la clarté de l’émission lui font colorer chaque page d’une émotion toujours neuve capable selon la mélodie, d’exaltation symboliste aussi bien que d’un charme délicatement suranné.
Parler d’accompagnement concernant le pianiste Pierre Courthiade, serait faire peu de cas de la justesse poétique d’un jeu à la fois fluide et d’une précision dynamique qui porte le chant et s’en fait l’indispensable complément. Exempt de tout maniérisme ou dramatisation hors sujet, le touché délié de ce disciple d’Eric Heidsieck, force le respect par l’autorité de ses éloquents développements. En bref, la complicité de deux voix au service d’un seul chant : celui de servir l’art vocal d’un auteur injustement oublié.