Malibran, la firme spécialisée dans le repiquage d’enregistrements anciens, voire très anciens, Malibran, qui défend les premières de nos gloires nationales à avoir pu laisser un témoignage de leur art, Malibran, donc, ose aujourd’hui publier un disque tout neuf, d’une chanteuse vivante, de mélodies qui viennent d’être enregistrées il y a six mois à peine ! Il fallait bien le centenaire de la mort de Massenet pour que ce label fasse preuve d’une telle audace, audace d’autant plus précieuse que le programme ici retenu est loin de faire doublon avec les parutions récente ou moins récentes consacrées au même répertoire. Le disque Malibran n’a ainsi qu’une seule mélodie en commun (« La mort de la cigale ») avec le récital de Sabine Revault d’Allonnes publié chez Timpani. Et l’on ne trouve ici qu’un unique extrait des cycles composés par Massenet, « Vous aimerez demain », qui est chronologiquement la première des mélodies enregistrées sur ce disque.
Evidemment il faut accepter des textes inégalement inspirés, c’est le moins qu’on puisse dire (et Gérard Condé, auteur de la plaquette d’accompagnement, ne se gêne pas pour le dire). De tous les écrivains ici mis en musique, Guy de Maupassant – « Je cours après le bonheur » – est le seul nom connu, même si ce n’est pas comme poète que l’auteur de Bel-Ami est entré dans l’histoire littéraire. Jules Ruelle s’était spécialisé dans la rédaction de « poèmes » pouvant se couler sur des musiques déjà écrites, et si l’on ne regarde pas ses textes de trop près, on savourera la veine mélodique d’Enchantement (sur un extrait du balllet d’Hérodiade) ou de la « Chanson andalouse » (sur un numéro du ballet du Cid). On notera l’originalité de l’accompagnement pianistique de « Ce que disent les cloches », avec ses quartes et ses dissonances, ou celui de « Quand on aime », dont le petit air jazzy semble préfigurer Tea for two. La pianiste russe Evelina Borbeï est une accompagnatrice sobre, qui sait éviter tout épanchement redondant, et l’on apprécie que le respect des partitions ait poussé à inviter un violoncelliste (comme chez Timpani) pour interpréter « Les yeux clos », « Rêverie sentimentale » et « Oh ! si les fleurs avaient des yeux ».
Donc Malibran donne dans l’artiste vivant et en activité. Mais après tout, toute jeune qu’elle soit, Laure Crumière chante « à l’ancienne », à cent lieues du style international devenu courant, qui veut que l’on chante comme l’on parle aujourd’hui. Il faut quelques plages pour s’habituer à ce ton, un rien acide parfois, pour en goûter pleinement les qualités. On sent ici l’élève d’Andrea Guiot, dans cette diction soigneusement cultivée, qui rappelle les grandes sopranos françaises de l’après-guerre. Ces qualités d’articulation se perdent parfois un peu dans l’aigu, inévitablement, mais la chanteuse offre une belle densité de timbre dans le bas de la tessiture, à telle enseigne que, plutôt que dans les personnages de jeunes filles auxquels elle semble abonnée pour le moment, on la verrait bien dans ces rôles que Massenet destinait à un « soprano de sentiment » comme le Prince Charmant de Cendrillon. La gravité lui sied sans doute mieux que la gaieté, ce qui est là aussi en contradiction avec une carrière reposant sur des héroïnes comme Gabrielle de La Vie parisienne en 2005 à l’Opéra de Bordeaux ou Papagena au printemps prochain dans ce même théâtre. Bien davantage que dans celles qui sollicitent avant tout l’agilité, c’est dans les mélodies plus dramatiques que s’épanouit surtout le talent de Laure Crumière. Malibran poursuivra-t-il dans cette voix et le label nous révélera-t-il d’autres chanteurs ? L’avenir nous le dira. [Laurent Bury]