Les Noces de Giorgio Strehler : longtemps, les nostalgiques des représentations mythiques des années 1980 ont prié pour son retour dans un vain effort ; puis ce retour est arrivé, par la grâce des décors conservés à la Scala; et aujourd’hui, pour une troisième série de représentations en deux ans, elles remplissent encore l’Opéra Bastille comme une boîte d’allumettes.
Trois séries de représentations en deux ans : la première avait certes l’avantage de concentrer toute l’événementialité de l’entreprise, mais était-elle la meilleure ? Ou plutôt : état-il judicieux de faire figurer sur un nouveau DVD ce que l’on a déjà pu voir sur de plus anciens DVD ? Le Comte de Ludovic Tézier, hautain, arrogant, tout en rage et en humiliation rentrées, est un véritable must, mais ses plus grands admirateurs auront déjà vu ce qu’il faisait de ce rôle au début de sa carrière, à Lyon, grâce à Arthaus. Luca Pisaroni chante Figaro avec l’aisance de ses plus grands titulaires – mais au fond, c’était déjà le cas en 2004 sous la direction de René Jacobs (Bel Air). Même la Comtesse de Barbara Frittoli se trouve au disque, dans une intégrale il est vrai quelque peu oubliée (Arte Nova). Ce n’est pas cela qui nous empêchera d’apprécier à sa juste valeur une mozartienne qui ne confond pas la subtilité et le legato avec l’absence de puissance et le manque de couleurs, mais que peut apporter un disque ou un DVD de plus à tous ces excellents artistes, et à leurs admirateurs ? On aurait eu par contre des raisons de regretter que la délicate Susanna d’Ekaterina Siurina ne soit pas immortalisée ; plus encore, Karine Deshayes, dont le Cherubino merveilleux, si naturel et si fin jusque dans l’expression de l’ambiguïté, n’est pas sans rappeler Frederica von Stade. Ann Murray, Robert Lloyd ou Christian Tréguier peuplent joyeusement cette « folle journée », Philippe Jordan l’anime : son Mozart n’est ni baroqueux ni traditionnel, ni moderne ni conservateur, il est simplement vivant, théâtral sans excitation, enthousiaste sans frénésie, lumineux, aéré et aérien comme l’ont su être avant lui Riccardo Muti, Claudio Abbado ou Karl Böhm. A aucun moment le rire, ni les larmes, n’ont besoin d’être provoqués : ils sourdent naturellement d’une musique qui, sans être jamais bousculée, révèle tous ses trésors.
Dire sans crier, montrer sans souligner : c’était tout le pari de Strehler quand il a monté ces Noces. L’œuvre, il est vrai, n’a pas besoin d’artifices pour se faire comprendre, ni pour émouvoir ; mais peut-il en aller de même pour un spectacle ? Malgré les efforts d’Humbert Camerlo pour faire vivre cette reprise, efforts plus visibles à travers la réalisation de Don Kent que depuis n’importe quel siège de l’Opéra Bastille, les chanteurs exécutent le plus souvent des gestes et des déplacements conventionnels qui, s’ils ne trahissent pas le théâtre de Mozart et Da Ponte, ne le subliment pas non plus. Strehler entre au musée, mais il semble pourtant que ses zélateurs sont les premiers à condamner l’omnipotence du metteur en scène d’aujourd’hui, et qu’ils imputent ce phénomène à la généralisation du Regietheater… Le grand mérite de cette reprise est précisément de montrer avec éclat que le chef-d’œuvre, c’est l’opéra de Mozart plus que le spectacle de Strehler. Ceci en tête, retournons à Bastille voir les Noces, ou apprécions à sa juste valeur ce DVD, sa belle distribution et la poésie automnale des décors du dernier acte, en rêvant à ce que pouvait donner Strehler « dans son jus », avec Janowitz, Popp, Van Dam et Bacquier. Si des éditeurs sont intéressés, les images existent…