Avec cet enregistrement de Carmen réalisé en amont des représentations salzbourgeoises d’avril 2012, Sir Simon Rattle prétend revenir aux sources du chef d’œuvre de Bizet, tel qu’il fut créé le 3 mars 1875 à Paris : « Nous avons essayé d’en faire un opéra-comique, pas un grand opéra ». Sans mettre en doute la sincérité de la démarche, il est difficile d’y adhérer tant les sonorités de l’Orchestre Philharmonique de Berlin viennent contredire les propos de leur directeur musical. Tout n’est qu’immodestie, splendeur et magnificence dans le flot musical qui emporte les solistes, à un point tel que malgré la présence de Jonas Kaufmann et Magdalena Kožená, ce sont l’orchestre et le chef qui sont les véritables stars de l’enregistrement. Dès les premières mesures, ce fracas joyeux qui éclabousse l’œuvre de lumière avant que ne s’insinue, fatal, le thème du destin, on sent une tension à laquelle s’ajoute une qualité sonore exceptionnelle. L’ouverture mais aussi les entr’actes et entre les deux, le discours orchestral, fluide, somptueux, qui vole donc la vedette aux chanteurs. Tout cela est fascinant mais fort éloigné de l’esprit « opéra-comique » revendiqué par Sir Simon Rattle.
On ne se plaindrait pas que la mariée fût trop belle si la version initiale ne faisait appel aux textes parlés avec pour des oreilles francophones, l’épreuve que constitue une mauvaise prononciation de notre langue. Aussi prestigieuse soit la distribution, en effet, le français des têtes d’affiche n’est pas impeccable, qu’il soit parlé ou chanté. Cette diction approximative suffit hélas à disqualifier l’enregistrement. Le reste est affaire de goût. Il est de mauvais ton aujourd’hui de dire du mal de Jonas Kaufmann mais, outre sa prononciation incertaine, qu’il nous soit permis de préférer un chant moins systématiquement couvert et expurgé des nombreux coups de glotte qui écorchent la ligne plus qu’ils n’enrichissent l’expression. On nous rétorquera que l’investissement dramatique pallie les imperfections du chant. Oui, justement, l’image, qui a contribué au succès de notre ténor, fait ici défaut pour que l’on puisse être pleinement convaincu.
Si la légitimité de Kaufmann en Don José n’a jamais été remise en cause, le choix de Magdalena Kožená en Carmen a fait couler pas mal d’encre au point que la mezzo-soprano a longuement justifié cette prise de rôle : « Je n’ai rien de Carmen, ni physiquement, ni vocalement ». Et puisqu’il s’agit d’aborder le chef d’œuvre de Bizet sous un angle philologique, la cantatrice insiste « J’ai la conviction que les interprétations très lyriques, avec de grandes voix de poitrine et beaucoup de vibrato, ne correspondent pas à ce que voulait Bizet. […] Les vraies arias sont destinées à Don José et à Micaëla. Carmen, elle, évolue dans un style plus proche du cabaret, plus léger ». Et Magdalena Kožená de conclure : « J’ai appris que Carmen est le type du personnage qui ne se soucie aucunement de ce que les autres pensent, aussi ai-je décidé que je ne m’en soucierais pas moi-même ». Fi du qu’en-dira-t-on et comment ne pas lui donner raison car la première qualité de cette Carmen est son originalité. Un timbre, un ton, des coquetteries auxquelles nous ne sommes pas habitués (les effets ornant la Chanson bohème au début du 2e acte) qui aident à composer un portrait insolite mais plausible. Pour autant, le registre de poitrine biffé par la chanteuse, fait par moment cruellement défaut, par exemple lors du duo final où Magdalena Kožená se voit contrainte de proférer ses répliques au lieu de les chanter. Il n’est pas certain qu’un tel expressionisme « corresponde à ce que voulait Bizet ». Et finalement, comme pour le Don José de Kaufmann, on suppose que l’engagement théâtral doit offrir sur scène ce que le disque ne parvient pas totalement à restituer.
On avoue n’être pas insensible à la Micaëla de Genia Kühmeier : la voix possède un tranchant qui déniaise un portrait que la tradition veut trop souvent mièvre. On oubliera en revanche toute référence pour pouvoir accepter l’Escamillo de Kostas Smoriginas dont le mauvais français n’est malheureusement pas le seul défaut. D’Andrè Schuen (Moralès) à Jean-Paul Fouchécourt (Remendado), les seconds rôles sont irréprochables.
En conclusion – car tout nouvel enregistrement de Carmen dans une discographie déjà pléthorique exige une proposition finale – : une version qui ne fait pas référence mais dont la singularité impose pour le moins l’écoute, voire l’achat.