Après avoir fourni des livrets à Tchaïkovski, Rimski-Korsakov et Moussorgski, les nouvelles de Gogol ont évidemment inspiré Chostakovitch pour Le Nez (1930) et, plus récemment, Michael Levinas pour Go-gol (1996), d’après Le Manteau. Entre ces deux dates, entre ces deux nouvelles, un opéra a été inspiré par la fiction la plus ambitieuse de l’écrivain russe : Les Ames mortes Né en 1932 (il fêtera en décembre ses 80 ans), époux de la danseuse étoile Maïa Plissetskaïa, Rodion Chtchedrine est un de ces compositeurs qui ont parfaitement su s’adapter aux contraintes du régime soviétique. Outre plusieurs concertos, il a écrit beaucoup de musiques de film et, pour la scène, divers ballets et quelques opéras : Pas seulement l’amour (1961), Les Âmes mortes (1976), Lolita (1993), Le Vagabond ensorcelé (2002, enregistré par Valery Gergiev en 2008) et La Boyarine Morozova (2006). En attendant le DVD des Âmes mortes à paraître chez Euroarts, écho de la nouvelle production dirigée par Valery Gergiev au printemps 2011, Melodia permet de retrouver les interprètes originaux, puisque cet enregistrement fut réalisé l’année même de la création de l’œuvre, avec ses trente-deux rôles de solistes.
Alexandre Vorochilo était un solide baryton qui tint surtout de petits rôles jusqu’au jour où il put trouver un personnage de premier plan dans l’opéra de Chtchédrine (au début des années 1990, après avoir perdu sa voix suite à une pneumonie, il devint fabricant de saucisses, avant d’être nommé adjoint de Guennadi Rojdestvenski à la tête du Bolchoï en 2000-2001). Sa voix n’a peut-être pas énormément de personnalité, mais c’est aussi le fait du compositeur, pour qui Tchitchikov est avant un repoussoir pour tous les individus qu’il rencontre, eux nettement plus caractérisés. Accompagné de son fidèle cocher Sélifane (Alexeï Maslennikov, « le Gerhard Stolze russe »), le héros rachète les « âmes mortes » des serfs de différents propriétaires terriens, galerie de personnages pittoresques qu’incarnent les piliers du Bolchoï des années 1970, avec le concours de l’orchestre qui associe un instrument et un style spécifique à chacun.
On entend ainsi dans le rôle de l’ivrogne Nozdriov, Vladislav Piavko, partenaire attitré d’Irina Arkhipova, superbe ténor abonné à Calaf, Cavaradossi et Otello (il fut un des rares à interpréter le rôle impossible de Guglielmo Ratcliff dans l’opéra éponyme de Mascagni) ; dans le rôle du très suave Manilov, Vitali Vlassov, ténor lyrique qui se spécialisa dans les seconds rôles comiques ; en Sobakevitch, l’impressionnante basse Boris Morozov ; Olga face à la toute jeune Vichnevskaïa dans l’Eugène Onéguine de référence dirigé en 1955 par Boris Khaïkine, Larissa Avdeyeva évite, vingt ans après, toute caricature en Korobotchka ; dans le rôle masculin de l’avare Pliouchkine, Galina Borissova écope d’une ligne de chant qui l’oblige à passer constamment du grave à l’aigu.
Peut-être pas « le dernier grand opéra du XXe siècle » comme on l’a prétendu à la création, mais incontestablement une œuvre à découvrir, surtout quand elle est servie par une telle équipe.