On ne prend pas les mouches avec du vinaigre, et même pour un opéra dont le personnage principal se transforme en insecte, « il ne s’agit pas de ‘mettre en musique’, d’habiller un texte par la musique », nous apprend le compositeur. Michael Levinas aime apparemment écrire des opéras, puisqu’il en est déjà à son quatrième depuis La Conférence des oiseaux en 1985. Mais comme il l’avoue, il privilégie les sources d’inspiration qui se refusent à toute représentation ; aux problèmes qu’il se pose ainsi, il déclare apporter des « solutions musicales ». Or le genre lyrique est aussi et surtout fait pour la scène ; que serait un opéra qui ferait fi du théâtre ? Pour adapter la nouvelle de Kafka, Michael Levinas a d’abord voulu travailler avec le dramaturge Valère Novarina, mais celui-ci a préféré lui dédier la pièce de théâtre Je, Tu, Il, dans laquelle le compositeur a taillé un prologue pour l’opéra, dont le livret est le fruit d’une collaboration à laquelle Novarina n’a finalement pas pris part. Prologue qui reflète tout à fait l’univers « novarinien », avec son goût des listes, de la grammaire, des formules répétées. Pas de personnage, mais des entités abstraites qui s’expriment tour à tour, parfois ensemble : trois des chanteuses de l’opéra (Magali Léger, Anne Mason et Julie Pasturaud) et une voix grave, celle d’André Heyboer.
Quant à l’opéra proprement dit, Levinas est parti de ce qu’il appelle « une situation théâtrale très puissante », celle d’un personnage qui parle mais que personne autour de lui n’entendrait. Il en est arrivé à l’idée du dédoublement, ou plutôt de la démultiplication électronique d’une voix elle-même double, celle du sopraniste Fabrice di Falco, aussi à l’aise dans l’aigu que dans l’extrême grave, équivalent sonore de la métamorphose subie par Gregor Samsa, le héros de Kafka. Et le résultat est impressionnant : il est peu de musiques qui suscitent en l’auditeur une pareille sensation de malaise, dès les premiers instants. Magali Léger, avec qui Levinas pianiste a enregistré La Bonne Chanson de Fauré en 2008, intervient dans les deux derniers madrigaux, avec une technique plus « artisanale » de sonorisation : la sœur de Gregor chante en tournant sur elle-même, produisant un hululement des plus étranges.
La répartition de l’action entre personnages est cependant mise à mal, avec ces voix qui s’expriment toutes en même temps, à des rythmes différents, mais en général avec une lenteur telle que les mots semblent se diluer. Tout cela est à peu près totalement inintelligible, l’œuvre étant divisé en cinq « madrigaux » dont les différents participants répètent les mêmes mots ad nauseam. Entre deux madrigaux surgit parfois comme une respiration un passage soudain compréhensible, sans brouillage ni bidouillage sonore : l’Imploration de la Mère (très émouvante Anne Mason), ou le monologue du Père (André Heyboer, aussi solide ici que dans un répertoire plus traditionnel) : à ces moments, le texte devient à peu près limpide, et l’on constate alors qu’il est sans grand intérêt. « Avez-vous pu comprendre le moindre mot ? Ne serait-il pas tout bonnement en train de nous prendre pour des imbéciles ? » ressasse le Fondé de pouvoir dans le Madrigal 2. Sans doute faut-il dépasser cette préoccupation, pour chercher le sens par-delà les mots : entre ces personnages, le dialogue est impossible mais les sentiments s’expriment à travers « l’abstraction polyphonique ». On entend beaucoup de nasillements (Gregor perd peu à peu la parole et, comme Jupiter dans Orphée aux Enfers, il n’a « droit qu’au bourdonnement »), d’onomatopées, de sons qui interpellent l’oreille par leur caractère inédit, mais il vaut sans doute mieux renoncer à vouloir suivre une action dans tout cela. De nos jours, il semble décidément bien difficile de combiner l’invention sonore – dont cette musique regorge incontestablement – et l’intérêt dramatique, qui est ici tout sauf flagrant. Une œuvre forte, oui, mais un opéra, vraiment ?