Encore un anniversaire qui serait passé inaperçu, ou presque, si Decca n’avait eu la bonne idée de rééditer en un seul coffret, solidement documenté, les derniers enregistrements de Kirsten Flagstad. Née en 1895 à Hamar en Norvège, celle qui fut une des plus grandes sopranos wagnériennes de tous les temps est décédée il y aura 50 ans le 7 décembre 2012.
De cette carrière légendaire, on connaît les soubresauts, qui ne sont d’ailleurs pas étrangers à son exceptionnelle longévité : la découverte et l’apprentissage de la musique auprès de parents musiciens (à dix ans, elle connaissait par cœur la partition de Lohengrin) ; les débuts en 1913 au Théâtre national d’Oslo dans le rôle de Nuri (Tiefland d’Eugen d’Alber) ; les vingt années de troupe en Scandinavie essentiellement ; la première Isolde en 1932 toujours à Oslo ; l’engagement à Bayreuth en 1933 dans des rôles secondaires, suivi l’année d’après d’une Sieglinde et d’une Gutrune qui lui valent une audition et un premier contrat à New York ; puis le 2 février 1935, le succès radiodiffusé en direct de Met dans Die Walküre. « Je viens d’entendre la plus grande cantatrice que j’aie jamais entendue de ma vie » s’enthousiasme la soprano Géraldine Farrar. Quatre jours après, Kirsten Flagstad chante Isolde puis enchaine les triomphes : Brünnhilde, Elisabeth, Senta, Elsa, Kundry. Seule exception à la règle wagnérienne, Leonore (Fidelio). En 1941, coup de théâtre, elle quitte l’Amérique pour rejoindre son mari en Norvège. Décision controversée : Henry Johansen, le mari, est membre du parti d’extrême-droite. Il a beau avoir rendu sa carte en juillet 1941, elle a beau n’avoir chanté pendant la guerre que dans des pays neutres – la Suède, la Suisse – le couple est accusé de collaboration avec l’Allemagne hitlérienne. Bien qu’injustifiée, l’accusation n’est pas sans conséquence. Placé en détention, Henry Johansen meurt en 1946. Quand elle tente de relancer sa carrière outre-Atlantique, Kirsten Flagstad découvre qu’elle n’est pas en odeur de sainteté. Il lui faudra attendre 1951 pour retourner au Met. Elle fait ses adieux à la scène quatre ans après en 1955.
C’est à peu près au même moment qu’elle quitte EMI pour rejoindre Decca, départ consécutif à la remarque désobligeante d’un employé sur sa conduite durant la guerre. Résultat : une série d’enregistrements aujourd’hui réunis en un seul coffret. Enregistrements qui se situent donc à l’automne de cette voix, de 1956 à 1959, mais un automne suffisamment glorieux pour que l’on parle plutôt d’été indien. Dans une qualité sonore idéale pour l’époque, on peut prendre la mesure de ce soprano de légende de la même manière que le dévot toucherait une relique de la vraie Croix. A défaut d’éprouver la présence scénique, qui parait-il était extraordinaire, et de percevoir la réelle puissance de la voix, on s’enivre de la qualité exceptionnelle du chant.
A tout seigneur, tout honneur ; c’est vers Wagner que se dirige d’abord l’écoute : les Wesendonck-Lieder, roulés comme des rocs insubmersibles le long d’une falaise, et plus encore les grands rôles : Sieglinde, Brünnhilde, Elsa, Kundry. Difficile à départager. On éprouve à chaque fois une sensation unique d’invincibilité, comme si rien ne pouvait réussir à faire plier cette lame de bronze. L’aigu en est le talon d’Achille. Brünnhilde du Crépuscule des dieux en révèle la limite, là où Sieglinde ne le laissait qu’à de rares reprises entrevoir. Pourtant, la vierge guerrière nous semble mieux convenir à cette voix d’airain que sa sœur incestueuse. Le reflet mat du timbre, l’éclat de l’émission, le ton péremptoire sont ceux d’une immortelle. L’appel glacé à Siegmund au 2e acte de La Walkyrie est un des plus saisissants que l’on connaisse (« Siegmund ! Sieh’ auf mich ! »). Il est tout aussi captivant de voir le chant sortir de sa torpeur de marbre au fur et à mesure que Brünnhilde se laisse convaincre par le Walsung de lui sauver la vie. De même, Kundry, cette âme damnée, s’accorde mieux qu’Elsa à la pureté surnaturelle du chant. Même si la soprano s’essaie à exprimer l’innocence en allégeant l’attaque du « Einsam in Trüben Tagen », le récit apparaît moins angélique qu’obsédé et obsédant. En ces années automnales, les limites de l’aigu empêchent la lumière d’aveugler. Dans tous les cas, on reste confondu par la noblesse du phrasé et l’on admire le geste vocal splendide avec lequel Flagstad laisse tomber une à une ses notes comme des perles sur l’océan. On voudrait, et il faudrait, tout citer. Un dernier exemple, magnifique : le murmure grave dans Götterdämmerung auquel se contraint cette voix gigantesque pour épancher l’amertume du « Ruhe! Ruhe du Gott! ».
Les Mahler sont coulés dans le même métal inoxydable. Particulièrement bienvenu dans les Kindertotenlieder, l’aigu s’avère plus libéré, alors que l’enregistrement est postérieur d’une année à ceux des opéras de Wagner (1957). La froideur de l’expression, que l’on a souvent reprochée à Flagstad, semble aussi moins patente. On retrouve évidemment toutes les qualités relevées précédemment, à commencer par cette émission impérieuse auquel il est impossible de résister. Invincible ? Oui toujours avec pourtant dans le timbre comme une fêlure qui rend le désespoir exsudé par ces chants morbides encore plus flagrant.
On passe vite sur les hymnes norvégiens (près de deux heures de musique tout de même) et sur le vent glacial qui souffle à travers les pièces de Sibelius, Sinding et Grieg. Aussi inestimable soit le témoignage, ce répertoire reste à la marge (même si dernièrement Karen Vourc’h nous rappelait dans une interprétation antinomique à celle de Flagstad, mais autrement sensible, l’attrait de mélodies comme « Met En Vandlilje »).
Des chants sacrés, il faut écarter un orchestre pesant et admettre un Haendel hors norme pour goûter la majesté d’un « Gods all powerful » chanté comme la mort d’Isolde. Bach parait tout aussi surprenant aux enfants du baroque que nous sommes, d’autant plus exotique qu’il est traduit en anglais. Là encore, il faut faire abstraction de tout modèle pour apprécier la splendeur du chant. Une curiosité plus qu’une référence. Pourtant, en parcourant le premier volume de ces Sacred songs, on est déstabilisé, au détour d’une piste, par le « Ah, turn me not away » de Charles Gounod, que l’on connaissait en français (« Ah, ne repousse pas mon âme pécheresse ») et qui interprété dans une autre langue par ce soprano magmatique prend soudain des contours d’incantation wagnérienne, cathartique et émouvant.
Enfin les amoureux du Lied ne peuvent ignorer la brassée de mélodies alignée ici de manière un peu désordonnée. Signées Schumann, Wolf, Brahms et bien évidemment Strauss, dont Flagstad créa à Londres le 22 mai 1950 les Vier letzte Lieder, elles achèvent de sculpter le buste imposant d’une des plus grands voix du siècle passé.
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Kirsten Flagstad Edition – The Decca Recitals | Compositeurs Divers par Kirsten Flagstad