Le passage de la prima à la seconda prattica n’a guère d’équivalent dans l’histoire de la musique. Monteverdi change presque tout : les carrures, les transitions harmoniques, l’expression, la respiration. D’une musique d’astronome, décrivant, à sa manière, l’inaltérable constance des révolutions supralunaires, il invente une musique sublunaire, imitant les montagnes, le vent, les passions. La mimétique prend le pas sur l’arithmétique. Ce régime, à peu d’exceptions près, durera quatre siècles, avant que Schoenberg n’entreprenne de parcourir le chemin inverse.
L’histoire des arts ne nous habitue pas à d’aussi brusques torsions : souvent, chaque génie apporte sa touche à une évolution relativement régulière. Mozart, Beethoven, Debussy furent peut-être animés d’une imagination musicale plus puissante que celle de Monteverdi. En revanche, seuls Monteverdi et Schoenberg purent changer le cadre théorique par lequel on conçoit la musique : avec eux, c’est l’ambition même de la musique, c’est sa parentèle scientifique, c’est sa visée théologique qui sont changées. Monteverdi arrache la musique aux sciences du nombre pour l’amener auprès des arts du verbe.
C’est tout cela que l’ensemble Odhecaton nous permet de percevoir : Paolo da Col tisse à l’intérieur de la messe, que Monteverdi a écrite à la manière franco-flamande, deux stances d’un Salve Regina et un Regina Coeli tout récemment redécouverts et inédits au disque. A côté du calme et régulier développement de la messe en style en ancien, ce Salve Regina et ce Regina Coeli sonnent comme des madrigaux, haletants, passionnés, contrastés. Ces incises sont bienvenues : rien ne peut mieux faire percevoir la rupture entre les deux esthétiques ; rien ne peut mieux montrer combien Monteverdi excelle dans chacune d’elle.
L’enregistrement contient en outre quelques pages de Giaches de Wert (1535-1596), compositeur flamand de la cour des Gonzague, une génération plus âgé que Monteverdi, ainsi que le motet « in illo tempore » de Nicolas Gombert (c. 1495 – c. 1560) relatant un épisode de la vie du Christ, où Monteverdi puise le matériau mélodique de sa messe. Monteverdi, en 1610, après les deux œuvres fondatrices de la seconda prattica que sont le Cinquième livre des madrigaux (1605), après l’Orfeo (1607), au moment où les attaques contre le nouveau style qu’il a instauré deviennent plus drues, ne choisit pas ce motet au hasard : « In illo tempore », « en ce temps-là », renvoie à l’ancien régime de la musique, au stile antico hérité de la tradition josquinienne et qu’il choisit de reprendre pour cette messe. Cette lecture de la querelle esthétique à travers le texte du motet choisi par Monteverdi ne fait aucun doute : « en ce temps-là, comme Jésus parlait aux foules, une femme, élevant la voix de la foule, dit : « heureux le ventre qui t’a porté et les mamelles que tu as sucées ! ». Mais lui, il répondit : « heureux plutôt ceux qui écoutent le Verbe de Dieu et qui le gardent ».
D’un point de vue musicologique, le disque est irréprochable : œuvres rares, mise en perspective heureusement agencée, enregistrement dans la Basilica di Santa Barbara de Mantoue, livret riche et bien mené. Du point de vue musical, l’exécution est de grande qualité. On chipoterait à vouloir lui chercher des défauts : la matière sonore est ample, le phrasé est délié, les voix sont homogènes, peut-être un rien tendues dans les aigus, mais rien de bien grave. Bref, Paolo da Col livre incontestablement un travail d’une qualité remarquable.
Pourtant, il est quand même une impression dont on ne peut se départir : un peu comme celle que procurent ces vins du Languedoc vinifiés à la manière des Bordeaux, habilement assemblés et passés en fûts, par de savants œnologues. C’est puissant, c’est rond, c’est expressif, les arômes sont amples et longs, la matière est équilibrée, fondue et soyeuse, et ceci dès l’année de la mise en bouteille : parvenir à ce degré de qualité requiert une maîtrise admirable. Pourtant, il manque les tannins, les frictions, les tensions qui font qu’un vin ou une interprétation suscitent autre chose qu’un suprême et délicieux confort, et qui lui garantissent le meilleur vieillissement. Il y a près de vingt ans, Garrido a eu, avec Monteverdi, le nez fin : il a éliminé les arômes désagréablement acides et leur a substitué des notes boisées, vanillées, confiturées. Il est désormais convenu que la pâte monteverdienne est veloutée, que les graves de l’orchestre sont copieux et que les aigus – voix et cordes – sont doux et lisses. Faut-il aujourd’hui se dépêcher de consommer, ou reste-t-il un bon potentiel de garde ?