Dans un hôtel aux parois de marbre vert, aux portes de noyer, avec ses enfilades de vitres et de miroirs propices aux jeux de doubles et aux faux semblants, un homme et une femme se revoient, ou du moins il croit la reconnaître, mais elle s’en défend ; ils auraient eu auparavant une liaison passionnée, mais elle refuse de se souvenir… Ce scénario évoque plus L’Année dernière à Marienbad qu’Eugène Onéguine, mais c’est tout le génie de Stefan Herheim que d’avoir à son tour réécrit cette histoire, ajoutant une épaisseur supplémentaire au feuilletage par lequel Shilovsky avait déjà révisé Pouchkine lui-même revisitant le mythe du dandy byronien.
Dans cette mise en scène, l’une des plus intellectuellement stimulantes que l’œuvre ait connue, ce ne sont plus quelques mois, mais quelques décennies qui séparent le dernier acte des premiers, et à en juger d’après les costumes, il s’est bien écoulé un siècle, ou du moins vingt ans (et une révolution) entre le passé tchékhovien correspondant à la jeunesse des personnages, et la réception – destinée à la nomenklatura stalinienne ? – dans un luxueux hôtel, au cours de laquelle Onéguine revoit Tatiana. Les deux couples ont leur double juvénile, interprété par des danseurs, et c’est ici le prince Grémine, traditionnellement campé par un barbon, qui est visiblement moins âgé que son épouse.
Si Tatiana est en général le centre de toute l’attention, Onéguine se voit ici offrir une belle revanche, et il est pratiquement présent en scène de bout en bout ; c’est lui qui écrit la fameuse lettre, et il « double » Lensky dans son air. Et même si cette production ne repose pas sur l’extraordinaire numéro d’acteur d’une troupe entière comme la version de Dimitri Tcherniakov (disponible en DVD BelAir classiques), elle offre de grands moments de théâtre, à commencer par la Lettre de Tatiana, sans oublier tous les passages où Herheim fait se rejoindre le passé et le présent, quand l’héroïne semble s’adresser à celle qu’elle était jadis pour la mettre en garde contre Onéguine. Comme tout ou presque se passe dans la tête du héros perturbé, tous les stéréotypes d’une Russie « éternelle » (tsar, popes, costumes folkloriques) ou « moderne » (l’ouvrier et la kolkhozienne, mais aussi les athlètes et les cosmonautes) se télescopent dans des images savamment parodiques.
Bo Skovhus a une longue carrière derrière lui, et cela commence à s’entendre par moments, mais le rôle d’Onéguine demande heureusement plus d’élan que d’éclat, plus d’endurance que de brillance. Comme le baryton danois est entouré de slavophones, son accent paraît parfois d’autant plus exotique (il prononce « Ja » au lieu de « Ya »). Déjà Lensky dans la production du Bolchoï, Andreï Dunaev compose ici un personnage plus conventionnel, beaucoup moins déjanté, mais tout aussi bien chantant, avec la reprise susurrée de la dernière partie de son air. Mikhaïl Petrenko est unéblouissant Grémine, rôle qu’on est heureux d’entendre interprété non par un artiste en fin de voix, mais au contraire par une excellente jeune basse (on attend avec hâte le probable DVD immortalisant son Rousslan au Bolchoï). Sans avoir toute l’ensorcelante finesse d’un Jean-Paul Fouchécourt, Guy de Mey compose un Triquet ridicule à souhait.
Nina Romanova et Olga Savova sont parfaitement à leur place dans leurs personnages maternels. L’exquise Elena Maximova est une Olga au grave nourri, comme il se doit, mais la mise en scène ne lui accorde pas une très grande attention. Enfin, pour sa première Tatiana, Krassimira Stoyanova triomphe une fois de plus, avec une voix apparemment inaltérable, toujours aussi expressive et sensible, et l’actrice joue admirablement le jeu complexe que lui impose Stefan Herheim.
Sous la direction étincelante de Mariss Jansons, l’Orchestre du Concergebouw ne s’abandonne jamais à la sensiblerie, mais sait s’enivrer des sonorités grisantes de Tchaïkovski, secondé par le Chœur du Nederlandse Opera, très sollicité dans toute la première moitié de l’œuvre.