La publication par Membran d’un coffret de quatre CDs consacré au baryton Hermann Prey est une aubaine. Ce coffret permet, après d’autres, d’apprécier l’art d’une des personnalités vocales les plus attachantes de la seconde moitié du XXe siècle, et il le fait avec intelligence, en mettant en valeur les immenses qualités de cet artiste.
Né à Berlin en 1929, Hermann Prey a été « l’autre » baryton lyrique allemand de sa génération, toujours un peu méprisé par un certain public ne jurant que par son quasi contemporain Dietrich Fischer-Dieskau. Chercher à départager les deux au motif qu’ils étaient presque contemporains, avaient la même tessiture et se partageaient en grande partie le même répertoire serait aussi vain qu’absurde. A l’opposé de la sophistication extrême (et parfois excessive, il faut bien le reconnaître) que Fischer-Dieskau mettait indifféremment dans tout ce qu’il chantait, le chant d’Hermann Prey se caractérise par un naturel confondant, une inestimable salubrité, une robustesse terrienne, et une franchise désarmante. Son timbre chaud et velouté de baryton lyrique se déploie (et jusqu’à un stade avancé de sa carrière) sans jamais donner la moindre sensation d’effort, en particulier dans le registre aigu.
Démarrée en 1951, la carrière d’Hermann Prey a eu pour centre de gravité les scènes de langue allemande (Deutsche Oper de Berlin, Staatsoper de Munich, Hambourg, Wiesbaden, Stuttgart, Cologne), avec notamment des apparitions régulières à Salzbourg de 1959 à 1997 (en particulier dans les rôles du Barbier de La Femme sans ombre, Guglielmo, Papageno) mais aussi à Bayreuth (Wolfram en 1965-1967 puis Beckmesser en 1981-1984 puis 1986). Il fut par ailleurs très demandé dès la fin des années 50 par les principales scènes lyriques de la planète: MET, Covent Garden, Scala de Milan, Teatro Colon, Opéra de Paris… jusqu’à sa mort brutale en 1998.
Pour le plus grand bonheur des amateurs de belles voix, Hermann Prey a fréquenté avec assiduité -et très tôt- les studios d’enregistrement : sa carrière est donc abondamment documentée (sous étiquette EMI, Deutsche Gramophon, Philips ou Electrola), surtout si l’on ajoute aux nombreux enregistrements de studios les témoignages live. Ce legs inestimable permet notamment d’apprécier l’extraordinaire versatilité d’Hermann Prey aussi à l’aise dans l’opéra allemand (le Papageno de sa génération, irrésistible ou bien encore, sur le tard, un Beckmesser inattendu et génial), italien (insurpassable Figaro chez Mozart et Rossini) ou russe (il fut un extraordinaire Oneguin) que dans l’opérette, le lied, la musique sacrée (ses Bach sont à chérir) voire la comédie musicale. Le secret d’Hermann Prey fut sans doute de parvenir à toucher son public dans les registres les plus austères comme dans les répertoires les plus prétendument faciles. Une telle faculté, donnée à bien peu, ne se retrouve que dès lors les qualités strictement musicales et vocales sont secondées par des qualités d’âme et de cœur : ces dernières, Hermann Prey, les possédait à l’évidence. Elles lui ont permis de tisser très tôt avec son public un lien très fort qui a fait de lui, pour toujours, un artiste populaire, dans le sens le plus noble du terme, comme peuvent l’être les chanteurs d’opéra en terre germanophone, où la musique chantée bénéficie d’une diffusion dont on ne peut que rêver de ce côté-ci du Rhin. On écoutera donc sans se lasser ces innombrables lieder, airs et duos ou Prey porte au pinacle une certaine conception du « musizieren », mêlant sa voix à celles de ses complices d’alors, au premier rang desquels il faut sans hésitation mentionner Fritz Wunderlich, l’ami si cher. Tout cela est chanté en allemand, c’était la règle à l’époque, mais ces deux-là nous ont laissé le duo des Pêcheurs de perles le plus grisant vocalement que l’on connaisse, à égalité sans doute avec celui de Merrill et Björling.
Le présent coffret se compose de 4 CDs au contenu relativement homogène.
Le premier, constitué de prises plutôt tardives (de 1979 à 1985) est principalement consacré à l’opérette (si l’on excepte un lied de Mendelssohn et l’insubmersible « Ave Maria » de Gounod, casés là sans que l’on comprenne bien ce qu’ils viennent y faire). Dans ce répertoire plus ardu qu’il n’y paraît, Prey fait preuve d’un charme fou, mais aussi d’une classe irréprochable, d’un art du clin d’œil vocal qui fait mouche, sans jamais tomber pour autant dans la facilité.
Le deuxième disque regroupe deux cycles de chants populaires allemands. « Der kleine Rosengarten », cycle composé en 1917 par le pédagogue et maître de chant allemand Fritz Jöde, s’écoute sans déplaisir. Les « Deutsche Volkslieder » de Brahms sont quant à eux bien connus des mélomanes. Dans les deux cas, Prey est à son avantage : ce répertoire à la simplicité terrienne et aux saveurs ancestrales lui convient tout particulièrement et il y fait merveille à tel point que l’on pourrait croire ces lieder écrits pour lui. Là encore, point de calcul qui n’a pas lieu d’être, mais l’évidence du naturel.
Le troisième disque nous entraîne dans l’univers du lied, avec une prédominance de Loewe et de Wolf. Là encore, Prey convainc par ses qualités de diseur, servies par une voix particulièrement ductile et homogène, une prononciation irréprochable, et une intelligence du mot dont on constatera avec plaisir qu’elle n’était pas, en ces années, le monopole de DFD. Les ballades de Loewe (dont Prey s’était fait une sorte de spécialité), conviennent tout particulièrement à cette voix foncièrement saine. On admirera la science avec laquelle Hermann Prey parvient à varier les climats, et on vérifiera au passage qu’il sait exceller ailleurs que dans le registre de l’optimisme béat : que l’on écoute « Die verfallene Mühle » de Loewe ou « Heimweh » de Wolf, poignants de nostalgie et de douleur rentrée : c’est admirable.
Le quatrième disque, enfin, est consacré à l’opéra. Il permet d’entendre Hermann Prey à différents stades de sa carrière (les prises s’échelonnent entre 1955 et 1986) dans quelques-uns des rôles qu’il a marqués de son empreinte. Au pinacle, on placera évidemment son Papageno, irrésistible de bonhomie, en regrettant de n’en avoir qu’un air (« Ein Mädchen oder Weibchen »), mais aussi son Figaro du Barbier de Séville, superbe à défaut d’être parfaitement idiomatique (notamment du fait de l’allemand). Deux absolus coups de cœur dans ce disque : l’air de Fritz (« Mein Sehnen, mein Wähnen »), extrait de La Ville morte de Korngold, irréel à force de splendeur, et un surprenant et superbe duo « Solenne in quest’ora » de La Force du Destin, chanté (en italien, hosannah !) avec l’Alvaro très en situation de Francisco Araiza. Ces presque 5 minutes nous font regretter que Prey n’ait pas enregistré davantage de Verdi (à commencer par l’intégralité du rôle de Carlo) et laissent entrevoir un Macbeth, un Posa un Renato ou un Luna qui auraient pu… Regrets éternels. Plus prosaïquement, on regrettera de ne pas trouver sur ce disque de témoignage de son Figaro mozartien, ni de duo avec son éternel complice Fritz Wunderlich – un attelage de voix comme on n’en trouve que deux ou trois par générations (le minutage du disque l’aurait permis, et on aurait volontiers échangé le duo de Don Giovanni avec la Zerline pointue et aigrelette d’Erika Köth contre le fameux duo des Pêcheurs de perles ou celui de Don Carlo…)
S’il n’apporte rien de nouveau à la connaissance d’Hermann Prey, ce coffret permet, sur plus de 4 heures et demi de musique, de se faire une idée relativement fidèle de ses qualités, à commencer par sa profonde générosité: c’est déjà beaucoup, et suffit à en recommander chaleureusement l’achat.