Ils avaient tous ou presque répondu présent pour ce qui fut, à en croire le témoignage ému des spectateurs, une soirée extraordinaire. Le 19 décembre 2011, le Théâtre des Champs-Elysées célébrait le dixième anniversaire du Concert d’Astrée, fort, pour l’occasion, de cinquante-deux instrumentistes et vingt-huit choristes. Vingt-trois solistes de renom avaient également répondu à l’invitation d’Emmanuelle Haïm, directrice de l’ensemble et grande ordonnatrice de l’événement. L’affiche, d’un luxe extravagant, ne surprend pas vraiment, car depuis ses débuts, cette formation à géométrie variable travaille avec les stars. Marijana Mijanovic, Sara Mingardo, Laura Claycomb, Patricia Petibon et Natalie Dessay apparaissaient déjà sur son tout premier disque, un bouquet de duetti da camera de Händel (2001), Natalie Dessay et Händel ouvrant et refermant une première décennie jalonnée de rencontres prestigieuses (Ian Bostridge pour l’Orfeo de Monteverdi, Susan Graham pour Dido & Aenas, etc.) et couronnée par l’album « Cleopatra ». En réalité, lorsqu’elle fonde le Concert d’Astrée en 2000, Emmanuelle Haïm côtoie depuis longtemps déjà des chanteurs parmi les plus réputés du circuit et a noué des liens solides avec nombre d’entre eux, que ce soit comme accompagnatrice, chef de chant ou assistante de William Christie, mais également de Christophe Rousset (elle prit d’ailleurs part à l’aventure « Farinelli » en 1993). Une même passion pour l’art lyrique, un amour commun des voix les anime, la musicienne se révélant particulièrement sensible aux couleurs et aux alliages de timbres.
S’il ne reprend pas l’intégralité du programme donné le 19 décembre dernier (le concert s’achevait aux alentours de minuit !) et nous prive, notamment, du titanesque « Fra l’ombre et gl’orrori » de Polifemo (Aci, Galatea et Polifemo) dans l’interprétation de Christopher Purves, ce double CD regorge de trésors qui, bien que souvent célèbres, ne sont pas nécessairement souvent joués. Ainsi, Emmanuelle Haïm se fait plaisir en consacrant une place de choix à Rameau, si cher à son cœur mais aussi, hélas, si difficile à monter, auquel nous devons les rares diversions instrumentales d’un concert dominé par la figure de Haendel. Elle puise pour l’essentiel dans le répertoire du Concert d’Astrée et des souvenirs entêtants viennent parfois d’ailleurs troubler notre écoute. Celles et ceux qui s’amusent parfois à imaginer, pour leurs ouvrages et rôles favoris, la distribution de leurs rêves, plongeront avidement dans cette étourdissante fête baroque sans savoir où donner de la tête, sautant des plages ou glissant sur la touche « repeat » pour admirer la noblesse de Karine Deshayes dans « Les tristes apprêts » de Télaïre, pour s’abandonner aux étirements voluptueux d’Ann Hallenberg (« Lascia ch’io pianga ») ou grelotter avec le formidable Génie de Christopher Purves(« What Power art thou » du King Arthur). L’un ou l’autre artiste semble fatigué (Rolando Villazon en Bajazet) ou dépassé (Topi Lehtipuu paraît bien fragile et précautionneux dans le sublime « Lieux funestes » de Dardanus), mais c’est la loi du genre. En revanche, si d’aucuns réprimeront une grimace devant un bonbon acidulé (Jaël Azzaretti dans les « Rossignols amoureux »), c’est affaire de goût. De même, tout distingue les Cléopâtre de Sandrine Piau et Natalie Dessay: la voix, le style, la sensibilité, or elles peuvent, l’une comme l’autre, nous séduire, voire nous toucher. Une rencontre laisse franchement perplexe: Anne-Sofie von Otter campe la plus improbable des Cornelia face au Sesto assuré de Philippe Jaroussky, le timbre et les graves se dérobent dans une partie trop basse alors que l’art intact de cette immense interprète transcendait un peu plus tôt l’usure des moyens dans la plainte de Phèdre (Hippolyte et Aricie). Mais d’autres nous ragaillardissent, à commencer par le duo des Indes galantes, « Forêts paisibles », enlevé par Natalie Dessay et Stéphane Degout, par ailleurs superbe Anténor (« Monstre affreux, monstre redoutable ») et qui donne la réplique à la toujours excellente Françoise Masset (« Paix favorable, paix adorable » de Dardanus) avant d’être rejoint par Jaël Azzaretti et Topi Lehtipuu pour le quatuor de Thésée « Vivez contents dans ces aimables lieux ».
Bien sûr, il s’agit d’un live, parfois très déboutonné, sinon délirant (la Folie, vraiment givrée et drôle de Patricia Petibon, « Sound the Trumpet » subverti et détourné par Philippe Jaroussky et Pascal Bertin) et une captation vidéo aurait été la bienvenue. Elle nous aurait permis de savourer les gags qui ont émaillé cette soirée, sinon de partager la joie des artistes et du public dont la complicité culmine sur l’« Hallelujah » du Messie, spectaculaire apothéose de ce mémorable gala. Signalons qu’à l’instar du concert dont il se veut l’écho, cet album est dédié à l’Institut Gustave Roussy et à la recherche contre le cancer.