On espère toujours « LE » livre en français sur Moussorgski, dans la collection des grandes monographies de Fayard par exemple. En attendant, vient de paraître un ouvrage sur le compositeur russe chez Actes Sud dans la série des petites biographies que propose l’éditeur, prenant ainsi la suite des collections « Solfèges » (Seuil) ou « Musiciens de tous les temps » (Seghers) des années 1960-80.
Et d’attente, il s’agit bien. Car si Xavier Lacavalerie termine son ouvrage en saluant la mémoire « du compositeur russe le plus génial et le plus humain de tous les temps », on cherche dans son ouvrage l’illustration de ce génie sans la trouver tout à fait.
Xavier Lacavalerie a pourtant raison : Moussorgski est sans aucun doute l’un des compositeurs les plus géniaux de son temps, innovateur, visionnaire, annonciateur de techniques et de procédés du XXe siècle. Mais tout cela, l’auteur peine à nous le faire vraiment réaliser. Des sujets fondamentaux sont ainsi juste évoqués (quand ils ne sont pas tout simplement éludés), par exemple l’écriture vocale basée sur le langage parlé (un procédé que reprendront Debussy, Bartok, Janacek, etc.), une orchestration qui, refusant le brillant, privilégie l’économie de moyens (un refus conscient et non une absence de savoir-faire), l’audace harmonique (Moussorgski, avec Wagner, fait partie de ceux qui ont ébranlé le système tonal), etc. Bref, autant de particularités qui ont rendu le compositeur incompris de ses contemporains, y compris de ses proches amis (d’ailleurs, les rapports conflictuels avec le Groupe des Cinq sont à peine évoqués).
L’aspect humain est en revanche plus développé, jusqu’à dessiner un personnage attachant. L’addiction à l’alcool nous semble cependant trop insistante, au détriment de l’évocation d’autres maux (épilepsie, troubles nerveux – voire mentaux), rapidement écartée. De même, l’hypothèse sur l’homosexualité, certes finement suggérée, est un peu longue. En regard, les analyses des grandes œuvres sont bien courtes sinon superficielles (si Boris Godounov a droit à huit pages, les Chants et Danses de la mort n’en ont droit qu’à trois tandis que La Khovantchina est balayée d’une malheureuse page… !) si on les compare ne serait-ce qu’aux cinq pages ( ! ) consacrées au thème de l’alcool chez les russes…
D’autres aspects nous ont encore dérangé. Le manque de clarté dans la présentation de certaines œuvres (comme Une Nuit sur le Mont Chauve) et surtout le point de vue sur la responsabilité de Rimski-Korsakov dans le massacre de certaines partitions (Boris et Khovantchina étant les plus atteintes) qui n’est pas assez clairement développé. La partition d’Une Nuit sur le Mont Chauve est ainsi présentée comme un « problème brillamment résolu » par Rimski alors qu’il s’agit d’une partition tout à fait achevée et orchestrée par Moussorgski. Lacavalerie semble en réalité séduit par le travail de Rimski puisqu’il présente celui-ci comme « coupant, cisaillant, taillant, émondant, élaguant avec l’élégance d’un jardinier-musicologue et en rajoutant quelques petites touches de son cru » alors que c’est plutôt l’absence de demi-mesure du boucher tailladant dans le vif, jetant sans scrupules des pages entières et retouchant pratiquement tout le reste, qui nous semble caractériser ce travail
De même, le ralliement consensuel aux « feux de l’orchestre allumés par Maurice Ravel » pour les Tableaux d’une exposition ignore la question de savoir si cette orchestration sonne russe (la réponse est clairement « non ») et si elle est conforme au style orchestral de Moussorgski (la réponse est également « non »). On ira voir plus avantageusement du côté de l’orchestration de Vladimir Ashkenazy par exemple pour se rendre compte du contraire.
Quelques erreurs étonnantes sont à noter comme par exemple le décalage entre calendrier julien et calendrier grégorien qui est alors de 12 jours, non de 11, ou Dargomyjski considéré comme le « père » de la musique russe alors que c’est son aîné Glinka ou encore Bydlo des Tableaux d’une exposition, présenté comme un crescendo-decrescendo (c’est le cas dans la révision de Rimski-Korsakov et l’orchestration de Ravel) alors que c’est en réalité un vaste decrescendo commençant fortissimo. Ces erreurs associées à quelques oublis (notamment dans la discographie qui ne dit mot des mélodies enregistrées – magnifiquement – par Sergei Leiferkus, du Boris Godounov de Fedosseyev ou, plus grave, de La Khovantchina enregistrée par Abbado) trahissent une documentation dans laquelle manquent quelques références, notamment des études russes et anglo-saxonnes récentes
Manque de rigueur également dans la discographie des opéras où sont mélangées sans grande distinction les versions originales et les versions Rimski-Korsakov de Boris Godounov ou, pour Khovantchina, les versions Chostakovitch et les versions Rimski-Korsakov. Affirmer en outre dans cette même discographie que les deux versions originales (l’une pour orchestre, l’autre avec chœurs) d’Une Nuit sur le Mont Chauve enregistrées par Claudio Abbado sont « aussi peu moussorgskiennes que possible, fleurant plutôt le produit de luxe international et le marketing contemporain » laisse pantois. S’il est bien un chef qui sait faire sonner l’orchestration moussorgskienne (et ce n’est pas une tâche aisée étant donnée sa spécificité), c’est bien Abbado.
Après toutes ces réserves, faut-il acheter cet ouvrage ? La réponse est oui. D’une part, parce qu’il a tout simplement le mérite d’exister – rares sont les ouvrages en français sur Moussorgski – et parce qu’il balaie l’ensemble de la production du compositeur (les mélodies ne sont pas oubliées). D’autre part, parce qu’il attache une importance non négligeable à la personnalité du compositeur et qu’il insiste à juste titre sur certains éléments clés pour comprendre Moussorgski, notamment son goût constant pour l’improvisation. Voilà effectivement un élément particulièrement révélateur de la formidable créativité du compositeur chez qui les idées se bousculaient sans que le temps permette de poser ces idées sur le papier. C’est sans doute ce fait (et pas seulement l’alcool !) qui explique le nombre d’œuvres laissées inachevées.
« La biographie est un genre littéraire parfaitement impossible » écrit Xavier Lacavalerie en préambule de son étude. Il nous montre ici pourtant plutôt l’inverse même si l’on aurait souhaité plus de rigueur et plus d’audace pour défendre un compositeur, génial entre tous, mais victime de dérives et de retouches.