Suite de l’édition consacrée au Semperoper de Dresde par le label Profil – Hänssler. Après un premier volume remarqué lors de sa parution, début 2010, pour son extraordinaire qualité éditoriale (3 CD + 1 DVD), voici le volume 2, consacré à la réouverture de l’opéra à Dresde après la guerre, le 22 septembre 1948.
Un petit rappel historique s’impose : un des pôles majeurs de la vie musicale allemande, avec la Staatskapelle (fondée en 1548, c’est un des plus vieux orchestres au monde) et le Semperoper (y furent notamment créés le Vaisseau Fantôme, Tannhäuser, Salome, Elektra et le Chevalier à la Rose…), la ville de Dresde fut quasiment rasée par un bombardement allié en février 1945. Passée la capitulation du Reich, on se soucia de faire revivre un semblant de vie musicale, dans des conditions particulièrement précaires. Par chance, l’imposant théâtre municipal de la ville (« Das grosse Haus »), construit en 1913 dans le plus pur style wilhelmien, avait été relativement épargné par les bombardements. Après 3 ans de travaux, il fut en mesure d’accueillir la troupe de l’opéra dans des conditions décentes. L’inauguration, qui marquait également le 400e anniversaire de la Staatskapelle, eut lieu le 22 septembre sous la forme d’une cérémonie officielle (très orientée politiquement : le parti communiste est-allemand était à la manœuvre…) suivie d’une exécution de la IXe symphonie de Beethoven puis, le soir, d’une représentation de Fidelio (un choix assez naturel compte tenu de la place de cette œuvre dans l’histoire de l’opéra allemand, mais aussi des valeurs qu’elle véhicule), les deux sous la baguette de Joseph Keilberth.
Le présent coffret nous restitue de larges extraits de cette représentation (manquent 7 numéros sur 16, qui ont été perdus) ainsi qu’un DVD remarquablement passionnant sur le contexte de cette représentation qui fit date dans l’histoire musicale de la ville. On y apprend, de la bouche d’acteurs de cet évènement, interviewés en 2010, mais aussi à travers des reportages d’époque, les conditions extraordinairement précaires et acrobatiques dans lesquelles la troupe de l’opéra de Dresde a pu recommencer à fonctionner immédiatement après la guerre, jusqu’à cette soirée du 22 septembre 1948, dans une ville qui manquait de tout et dont la population souffrait alors de la faim et du froid. C’est à la fois instructif et émouvant, tant on se rend compte, une fois de plus, de ce que la musique a constitué dans les années sombres de la guerre et de l’immédiat après-guerre, la seule source de lumière au milieu des ténèbres.
On comprend mieux, dès lors, la ferveur qui entourait toutes les étapes de la renaissance de la vie musicale d’une ville comme Dresde. Cette ferveur est perceptible dans les larges extraits du Fidelio que nous propose ce coffret. Certes, quand on voit le résultat, on aurait aimé pouvoir apprécier l’œuvre dans son intégralité, mais ce qui a survécu suffit à créer l’évènement.
On est d’abord frappé par l’extraordinaire cohérence de l’ensemble (que l’on s’explique mieux après avoir visionné le DVD) : une troupe est à l’œuvre, constituée d’artistes habitués à se produire ensemble, et à partager le même quotidien (qui n’était alors pas tendre). Il en résulte une connivence palpable des chanteurs entre eux, mais aussi entre les chanteurs et l’orchestre, un sens du musizieren, qui a fait pendant longtemps la fortune de nombre de théâtres lyriques allemands, mais qui semble hélas irrémédiablement perdu.
Autre motif de jubilation, qui n’est pas sans lien avec le précédent : la direction enthousiasmante de Joseph Keilberth qui, décidemment, n’a pas eu la postérité qu’il mérite. Voici une direction solidement charpentée (à l’instar de celle d’Otto Klemperer), mais aussi vive, nerveuse, éminemment théâtrale. A aucun moment, Keilberth ne transforme l’œuvre en simili-oratorio aux arrière-plans métaphysiques écrasants. Il la fait vivre avec intensité comme peu ont su le faire avant et après lui.
Il a à sa disposition une équipe de chanteurs particulièrement soudée (on l’a déjà souligné). L’absence de son air ne permet malheureusement pas de se forger un jugement définitif sur la Léonore de Christel Goltz, une des grandes Elektra et Salomé de son époque. Ce qui subsiste permet de deviner une Léonore incandescente, à l’engagement total, quitte à se retrouver très temporairement dans des situations vocalement délicates, mais qui maîtrise les redoutables difficultés du rôle.
Son Florestan est Bernd Aldenhoff, heldentenor solide à défaut d’être subtil. Il se tire honorablement de son « Gott ! Welch Dunkel hier ». On n’y cherchera toutefois pas le vertige prométhéen que savaient y mettre Helge Rosvaenge, Jon Vickers ou, plus près de nous, Jonas Kaufmann.
Si le Rocco de Gottlob Frick n’atteint pas la perfection, puisqu’il doit être admis une bonne fois pour toute qu’elle n’est pas de ce bas monde, il faut reconnaître qu’il la tutoie de très près : voix de basse splendide et saine, sombre et veloutée, mise au service d’une incarnation toute en bonhommie. Un régal, que l’on retrouve à 9 reprises dans la discographie.
Le Pizarro de Josef Herrmann, à la projection insolente et au timbre idéalement mordant (il fut, avec Ferdinand Frantz un des Wotan marquants de l’ère pré-Hotter), gagnerait toutefois à davantage discipliner son chant.
Il est difficile d’apprécier les prestations d’Elfriede Trötschel (Marzelline), Erich Zimmermann (Jaquino) et Heinrich Pflanzl (Fernando), trop peu présents dans ces extraits. On se contentera de souligner que les deux premiers ne déparent pas le superbe quatuor du début. Les premières phrases de Trötschel sont même riches de promesses.
On l’aura compris, ce document est destiné autant à l’amateur d’opéra qu’à toute personne qui s’intéresse à l’histoire de la vie musicale allemande de l’après-guerre. Remarquablement documenté, avec un sérieux et un soin dignes d’éloges (jusque dans le magnifique livret de 175 pages en quadrichromie), il participe à ce titre d’un devoir de mémoire salutaire, et mérite donc un grand coup de chapeau.