Est-ce parce que son livret n’est pas de la plume du grand Quinault que Bellérophon est la dernière tragédie lyrique de Lully à être exhumée ? Est-ce parce qu’elle sacrifie quasiment l’intimité des sentiments au profit du spectacle des monstres ? Sans doute. Christophe Rousset le confessait déjà il y a quelques années : « Bellérophon est certainement un récit trop loin de nous. C’est un titre un peu indéfendable pour le public d’aujourd’hui ».
Il a changé d’avis, et il a eu raison, tant la partition de Lully, lumineuse et ramassée, compense les lacunes poétiques du livret de Pierre Corneille. Au moment même où Atys reprend vie à l’Opéra-Comique, on regrette bien sûr ces moments de pure grâce et de parfaite concorde entre le texte et la musique qui font de « l’Opéra du Roy » un véritable rêve éveillé. Il faut alors s’éloigner des vers parfois bancals et du manque de naturel de la langue de Corneille pour embrasser la superbe de la musique de Lully : la trépidante ouverture, les entractes, les ritournelles, la complainte de Bellérophon à l’acte IV sont autant de grands moments harmoniques. Christophe Rousset a décidé de ne pas jouer dans l’ostentation : il suggère et accompagne plutôt qu’il ne démontre. Choix judicieux lorsque l’on sait le soyeux des cordes des Talens Lyriques et leur délicatesse chambriste. Le résultat est magnifique et lumineux, même si l’enregistrement live dessert l’équilibre fosse-plateau.
L’équipe de chanteurs réunie est, en comparaison du nombre de parties (presque une vingtaine), particulièrement restreinte. Mais, même lorsque l’on voit les allures de superproduction de la partition, ce parti-pris s’équilibre parfaitement avec l’épure de l’orchestration et l’heureuse rigueur des chœurs. Ingrid Perruche est une diseuse extraordinaire, à l’aérienne articulation, au naturel évident. Céline Scheen est une Philonoé plus appuyée et maniérée, mais au timbre clair et sensible. Jean Teitgen est une basse d’une rare profondeur, un peu exubérant dans le prologue mais remarquable dans la suite de l’œuvre, notamment dans la superbe scène du monstre de la fin de l’acte II, où sa remarquable diction ferait presque peur au spectateur de 2011. Evgueniy Alexiev est un Roi Jobate un peu hésitant, desservi par la seule langue inintelligible de la distribution. Mais c’est principalement pour le rôle-titre Cyril Auvity qu’il faut écouter attentivement ce Bellérophon. Nous n’avions pas toujours goûté à ce timbre un peu trop acidulé : force est de constater dans cet enregistrement (et a plus forte raison encore en concert) qu’il porte à lui seul l’œuvre entière. Une telle rondeur, une telle précision dans l’articulation, et en même temps une infinie liberté dans la voix nous a fait chavirer. Quel agréable naufrage…
Maximilien Hondermarck