Quelle bonne idée que de nous proposer un recueil sur le livret d’opéra considéré comme une œuvre littéraire ! Car, si le titre de l’ouvrage pose la question de savoir si « le livret d’opéra peut[-il] être étudié en dehors de ses composantes musicales et scéniques » ; le propos ne consiste pas à défendre l’intérêt du livret face à ceux qui estiment vain de l’assimiler à de la littérature 1 ; on élude cette problématique pour d’emblée étudier des livrets et leurs conditions de création.
Dès l’introduction d’ailleurs, Françoise Decroisette nous rappelle que les livrets, s’ils sont souvent déconsidérés (il a toujours été de bon ton de se gausser de l’ineptie de la plupart d’entre eux), ont occupé parfois une place toute particulière voire primordiale dans l’histoire de l’opéra. À Venise, par exemple, comme nous l’explique Jean-François Lattarico, « le poète-librettiste jouit d’un prestige supérieur à celui du compositeur » (mais c’est le scénographe qui est en tête de la hiérarchie des métiers liés à l’opéra).
L’ouvrage est divisé en trois parties qui permettent une belle juxtaposition d’études pour la plupart passionnantes. Qu’il soit simple récupération d’histoires existantes ou création originale qui implique une nécessité de penser la poésie et la musique de façon conjointe, que l’écriture du libretto soit pratiquée en dilettante par des lettrés ou qu’elle relève d’un véritable métier artisanal pratiqué en parallèle avec une activité principale (Busenello use aussi d’un vocabulaire technique, scientifique et juridique profondément lié à son métier d’avocat, Giovan Andrea Moniglia était médecin), le livret est ici abordé sous de multiples facettes. On s’attache au libretto mais plus encore aux écrivains dont les personnalités sont évoquées avec tout le sérieux universitaire requis.
Coordonnatrice de l’ouvrage (qui correspond apparemment à un séminaire qu’elle a animé en 2007 sur les livrets d’opéra), Françoise Decroisette permet donc à ses collaborateurs de travailler sur les livrets dans différents registres : personnalité des écrivains, conditions de création, contexte de publication des livrets, didascalies, choix lexicaux 2, de nombreux aspects sont abordés mais pour le livret italien exclusivement, ce qui élimine entre autres Wagner, caution pourtant bien solide ! Si seuls les Italiens sont étudiés, Céline Frigau apporte néanmoins une variation avec Saverio Manfredo Maggioni (1800 ?-1880 ?), poète italien immigré, qui traduit et publie pour l’Opéra Italien de Londres dont il est le staff librettist, des livrets français, anglais et allemands. L’occasion de parler de livrets autres qu’italiens… Les opéras sont également adaptés par Maggioni qui opère parfois des coupes. On apprend par exemple que certains épisodes des Nozze di Figaro disparaissent qui sont liés « au comportements déviants de Cherubino, du comte, voire de Susanna » (p. 118). L’étude est passionnante et instructive, avec de très fructueuses comparaisons des textes originaux et traduits qui en disent long sur les mœurs de l’époque.
Les articles se succèdent ainsi avec un même équilibre dans le sérieux et la précision de l’analyse. On peut accorder une petite mention spéciale à la contribution d’Irina Possamai qui analyse le Re Orso d’Arrigo Boito. Le livret est disséqué comme le serait une œuvre littéraire avec finesse et minutie. Un tribut fort à propos, puisqu’après avoir été reporté, l’opéra est proposé Salle Favart en création mondiale la saison prochaine4.
Au final, on ne peut que se réjouir de cet ouvrage qui propose une étude littéraire, musicale, sociologique et historique enrichissante autour de l’art lyrique. Le livret comme forme littéraire à part entière, cela devrait être une évidence pour tous ceux qui envisagent l’opéra comme œuvre d’art complète ou totale… Si ce livre n’est pas la bible en la matière par son manque d’exhaustivité, il n’en reste pas moins une pierre de taille dans un édifice à peine ébauché.
Catherine Jordy
1. À titre d’exemple, on nous rappelle que l’ouvrage d’Alain Paris paru chez Bouquins, Livrets d’opéra, propose un classement alphabétique par noms de musiciens et pas une attribution aux librettistes (p. 9).
2. Le librettiste Moniglia va jusqu’à publier des glossaires (dichiarazioni) qui expliquent les tournures de mots, proverbes, etc. (p. 80).
3. Dans l’opéra vénitien du xviie siècle, la vieille nourrice est représentée par un travesti. Les raisons de ce choix puis l’évolution vers le type de la servante jeune accompagné du changement de tessiture jusqu’au colorature de Zerbinette sont analysés avec brio.
4. http://www.opera-comique.com/fr/re-orso/re-orso2.html