Il est toujours plus intéressant de philosopher que de polémiquer. Ainsi, aux récents remous que provoquait encore Richard Wagner (la création d’un « cercle wagnérien » israélien, les inoffensives déclarations de Daniel Baremboïm en marge de sa Walkyrie milanaise), nous recevons les livres de Slavoj Žižek et Alain Badiou comme une occasion de penser le compositeur autrement qu’en termes manichéens.
A mi-chemin entre philosophie et psychanalyse (deux disciplines qu’il enseigne), Žižek examine les thèmes de l’amour, de la rédemption ou encore du proto-fascisme tels qu’ils apparaissent dans la production de l’auteur du Ring. En deux grandes sections (1. Pourquoi nous devons sauver Richard Wagner, 2.Politique de la Rédemption), Žižek propose une lecture de Wagner qui tend parfois à tordre le cou à nos certitudes contemporaines (basées sur une conception historiciste de ces opéras), quitte à les prendre à contre-pied. Ainsi, démontrant le caractère (judéo-)chrétien de la Tétralogie et, insistant sur le côté païen de Parsifal, il parvient à remettre en perspective un certain nombre d’éléments que nous avions tendance à considérer comme établis. Il lit l’œuvre du maître de Bayreuth comme un tout, n’opérant aucune différence musicologique entre les différents types d’opéras que ce dernier composa (Romantische Oper, Musikdrama, etc.) et tisse des liens intéressants avec la production post-wagnérienne (Strauss, Schoenberg, Janáček, etc.).
Cependant, pour passionnants que soient les raisonnements de Žižek, on aura toutefois un peu de mal à le suivre sur certains terrains. Ainsi, tout semble pertinent lorsqu’il décrit Hagen comme prototype du leader fasciste pour comparer son rôle à celui d’Himmler, insiste sur le caractère brutal et idiot de Siegfried qui anticipe les néo-nazis de notre temps ou fustige les décodages trop simplistes des ouvrages du maître. Mais il est plus difficile d’accepter ses idées lorsqu’il note, par exemple, que « le sublime duo de Brünnhilde et Siegfried qui conclut l’opéra [Siegfried] échoue quelques minutes avant la fin, avec l’entrée du motif annonçant la réunion triomphale du couple […] –ce thème est évidemment un faux-semblant (et n’oublions pas l’échec lamentable du tutti orchestral final, bruyant et emphatique […] Cet échec encode-t-il la critique (inconsciente) de Siegfried par Wagner? » (p.103). Entrer dans l’inconscient de Wagner à partir d’un jugement de valeur assez mince (qu’il pense étayer en signalant la proximité du thème en question avec celui de Beckmesser dans les Maîtres chanteurs) semble aller un peu loin. Qu’à cela ne tienne, la psychanalyse n’a jamais été avare de paralogismes (ou de sophismes diront les mauvaises langues)…
Un des principaux atouts de ce livre est de mettre Wagner en face de ses paradoxes. Ainsi, si le compositeur est radicalement antisémite, Žižek souligne la manière dont nombre de ses personnages apparaissent comme des déclinaisons du Hollandais du Vaisseau fantôme, référence claire à Ahasvérus, le fameux « Juif errant ». Toutefois, le philosophe peut refuser de voir Alberich comme la stupide caricature du Juif ayant renoncé à l’amour par cupidité et avidité de pouvoir et « accuser » Wotan d’être en réalité coupable (en amont) de la tragédie qui se joue dans le Ring, étant donné que le dieu se muera en voyageur (métaphore appuyée de l’errant) le « péché originel » incombe toujours à un sémite symbolisé… Et quoiqu’il en soit, le rôle que cette nuance aurait pu jouer entre la création de la Tétralogie et la conception de la pensée nazie doit être trouvé dans la manière dont l’œuvre était perçue à l’époque. En effet, à en croire le témoignage de Gustav Mahler, directeur de la Hofoper de Vienne sous le mayorat de Karl Lueger –au moment où le jeune Adolf Hitler se trouvait dans la capitale autrichienne- il est clair que dans les esprits de l’époque, le personnage de Mime, par exemple, « incarne une volonté de persiflage de la part de Wagner contre un Juif […] donc il ne faut pas en rajouter lourdement […] c’est un scandale bienvenu pour les viennois 1 » (les « malformations » physiques et les tics nerveux étaient à l’époque assimilés aux futures victimes de l’Holocauste). En tenant compte de cela, l’auteur peut-il vraiment rejeter en bloc tout historicisme ? En outre, en se basant exclusivement sur les opéras et les écrits « théoriques » de Wagner pour mettre certaines choses en perspectives, Žižek oublie peut-être de prendre en considération les pamphlets antisémites du compositeur qui, pour être parfois très violents, reflètent les idées répandues parmi ses contemporains -et pas seulement en Allemagne, bien au contraire, puisque, on le sait peu mais l’anti-judaïsme de Wagner a des origines plus françaises qu’allemandes et que bien des compositeurs non-germaniques apparaissent comme judéophobes2. Toutefois, rien n’oblige d’adhérer en tous points aux hypothèses du philosophe pour apprécier les points les plus brillants de son raisonnement.
De son côté, le livre d’Alain Badiou est un passionnant exposé qui replace Wagner dans le champ philosophique du XXe siècle. La première leçon, La philosophie contemporaine et la question de Wagner. La position de Philippe Lacoue-Labarthe, reprend quelques points développés dans Musica ficta (1991) dudit penseur (qui, lui-même, apportait sa contribution au débat autour de Wagner en examinant la question telle que traitée par Baudelaire, Mallarmé, Heidegger et Adorno). Badiou confirme certaines vues de son collègue et prend ses distances avec d’autres –en remarquant, notamment, que Lacoue-Labarthe utilisait une stratégie opposée à celle dont il annonçait qu’il allait faire usage…
Après la pose de ces quelques jalons théoriques, c’est au tour de la pensée d’Adorno d’être examinée de près. Toutefois, si l’on pouvait s’attendre à ce que Badiou décortique le Versuch über Wagner [Essai sur Wagner] (rédigé en 1935-1936), c’est la Dialectique négative que l’auteur choisit d’étudier -il n’y est pas directement question du maître de Bayreuth mais plutôt de la musique dans les années « post-Auschwitz ». Là encore, Badiou résume la pensée du philosophe de l’Ecole de Francfort, s’en éloigne parfois et montre en quoi la « dialectique négative » peut s’appliquer à la question wagnérienne. Notons qu’il n’est pas nécessaire de posséder un doctorat es philosophie pour suivre la démonstration, même si une connaissance –même très lacunaire- des pensées de Kant et Hegel peut s’avérer utile.
Sur ces bases, la leçon suivante propose d’examiner plus globalement la manière dont Wagner s’inscrit dans le débat philosophique en montrant que le compositeur établit un nouvelle relation entre musique et philosophie et qu’il s’inscrit dans une problématique plus large. Badiou s’y fait notamment « l’avocat du diable antiwagnérien » en passant en revue les raisons des réactions négatives suscitées par l’artiste. L’avant dernière leçon répond de manières très convaincante à six accusations formulées contre l’auteur du Ring avant que le chapitre final ne se pose la question du véritable sujet de Parsifal -il est intéressant de mettre les réflexions herméneutiques lacaniennes de Žižek en parallèle à cette « coda ».
On pourrait reprocher à cet ouvrage remarquablement structuré de ne pas être suffisamment précis, voire documenté, sur le plan historique et « technique ». En effet, l’exégèse des livrets est toujours brillante mais le discours se fait plus « impressionniste » dès lors qu’il aborde des questions plus strictement musicales. De plus, quelques documents (des extraits de correspondance, entre autres) auraient pu servir à appuyer certaines théories. Cependant, il s’agit d’un livre de philosophie qui se concentre sur des choses que la seule musicologie ne peut traiter et il est, de ce point de vue, très réussi et assez accessible. La lecture de ces deux ouvrages -indépendants mais complémentaires- s’avère donc plus enrichissante que celle des communiqués de presse assénés par les antiwagnériens primaires du monde entier et les défenseurs maladroits du compositeur3.
Nicolas Derny
1 Cité par N. Bauer-Lechner, Mahleriana. Souvenirs de Gustav Mahler, I. Werck (trad.), Paris, L’Harmattan, 1998, p. 158
2 De notre côté du Rhin, on peut aussi mentionner Vincent d’Indy dont La Légende de Saint-Christophe est certainement le seul opéra antisémite français ou, moins virulent, l’anti-dreyfusard farouche que fut Debussy…
3 D’un génie antisémite l’autre, permettons nous une parenthèse littéraire pour nous indigner de la décision de Frédéric Mitterrand (sous la pression de Serge Klarsfeld) de ne pas célébrer le cinquantenaire de la disparition de Céline pour les mêmes raisons invoquées par certains pour jeter Wagner avec l’eau du bain. Pour répugnants que soient les pamphlets judéophobes des deux artistes –ceux de Céline étant plus violents encore que Das Judentum in der Musik– le Voyage au bout de la nuit, non content d’entreprendre la révolution célinienne du langage, n’est-il pas un roman contre la guerre ? S’il n’eut pas, comme Wagner, d’épigones ou de suiveurs sur le plan littéraire, on peut considérer le style de Céline comme un des éléments déclencheurs du goût de Jean Dubuffet pour « l’art brut ». Le plasticien notait d’ailleurs « Je tiens Céline pour un génial inventeur, un poète […] d’ampleur considérable, pas seulement à mes yeux le plus important de notre temps, mais de plusieurs siècles qui forment les temps modernes, une des plus grandes charnières de l’histoire de l’écrire ». Heureusement, nous n’avons pas besoin de l’aval du gouvernement pour nous replonger, par exemple, dans Mort à crédit, Guignol’s Band ou Rigodon, considérablement moins insipides que les écrits de F. Mitterrand. Le ministre court d’ailleurs le risque de voir le passé collaborationniste et pétainiste d’Eugène Deloncle, dont sa mère fut la nièce (par alliance), remis sur le tapis à moins que certains ne repartent (une fois de plus) sur les pas de François Mitterrand à Vichy. Dans un amalgame aussi ridicule que celui qui l’a probablement fait aboutir à sa décision (car nous préférons naïvement penser qu’il n’agit pas uniquement par lâcheté politique), d’aucuns pourraient écrire que cette généalogie, même indirecte, n’en fait peut-être pas le mieux placé pour juger ainsi le « médecin de Sigmaringen ». Cependant, c’est un raccourci que nous ne prendrons pas, tout comme nous jugeons le lecteur assez intelligent pour faire la part des choses dans la prose célinienne et ne considérons pas que l’admiration pour l’écrivain fasse de quiconque un antisémite en puissance…